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contre l’objet de son culte insensé une colère dont aujourd’hui encore il a honte et regret. Quand il rentra chez lui par une triste matinée de janvier, pâle, défait, brisé, l’âme toute remplie de ce dégoût sans nom et sans mesure qui est la plus poignante punition de certaines attaches, il ne songea pas assurément à Lucette. Puis arriva cette époque de sa vie qu’il traversa délivré pour la première fois d’une de ces chaînes dont il avait trouvé le moyen, avec un esprit libre et presque sauvage, d’être toujours garrotté. Ce fut alors qu’il tomba dans cet état moral tout nouveau pour lui, qui certainement ne l’a pas préparé au bonheur tel que l’entend et le pratique la sagesse humaine, mais qui l’a formé peut-être pour des jouissances d’un ordre élevé et secret dont je le crois digne. Si son âme fut envahie par l’immense dédain de ce qui fait le soin, le souci, l’anxiété de bien des hommes, il ne se fit pas en lui pourtant une de ces mornes solitudes où toute pensée généreuse cesse de s’épanouir. Toutes ces affections ardentes et déréglées qu’il a portées tour à tour sur un si grand nombre d’idoles se convertirent en un besoin de dévouement qu’il satisfera un jour, je l’espère, suivant les fins de sa nature et les vues de Dieu. Je crains bien cependant qu’on le trouve fort loin des voies où il me semble destiné à marcher quand on aura lu cette histoire, que je poursuis.

Il passa donc une nuit pleine de fièvre et d’insomnie. Ce fut seulement à l’heure où s’envolent tous les souilles brûlans dont sont chargées les ténèbres qu’il parvint à goûter quelques instans de sommeil. Quand il se réveilla, le soleil avait envahi sa chambre, et dessinait, du pied de son lit à la dernière vitre de sa fenêtre, un de ces larges sillons lumineux qui invitent la pensée à de joyeuses ascensions. Tout à coup la porte s’ouvrit, et il aperçut Lucette, qui s’avança dans cette atmosphère dorée comme une vision matinale, et vint s’asseoir en face de lui.


IV.

En vérité, si je traçais d’elle le portrait que je comprends, que je vois, qui me tient en ce moment sous le charme, je pourrais cesser ensuite ce récit. Ce serait bien assez d’avoir rendu cette aimable figure. Malheureusement il n’appartient qu’à quelques grands peintres de produire ces images solitaires plus remplies d’émotions et de pensées que les toiles aux innombrables personnages. J’essaierai pourtant de vous dire comment elle était, ou plutôt comment il la voyait, car ma Lucette, la vraie Lucette, était celle qu’éclairait si bien la chaude lumière de ce cœur. Elle avait à peine vingt ans, et ne semblait guère en avoir que seize. Un de ses plus vifs attraits était son grand air de jeunesse. Quand il l’appelait mon enfant, ma