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chose qu’un grand spectacle imaginé par ce peuple joyeux pour s’éblouir lui-même, s’amuser beaucoup et s’accorder une fois par an les plaisirs combinés du faste, des gaietés permises et de l’intempérance.

La fête se donne au bord de la mer, entre le champ de manœuvres et le hameau d’Hussein-Dey, autour d’un marabout enfoui dans les cactus, sur une large esplanade d’où la vue embrasse jusqu’à l’horizon la double étendue de la mer sans limites et du Hamma. C’est sur ce terrain relevé, on ne peut mieux choisi pour une aussi vaste mise en scène, que sont réunis les deux ou trois mille spectateurs de la fête, tous nègres ou négresses. On y dresse des tentes, on y improvise des fourneaux, on y établit des cuisines en plein vent, à peu près comme dans nos fêtes de village. Les cafetiers maures s’y rendent avec leur matériel de cuisine, et aussitôt la cérémonie terminée commencent les collations, qui sont en définitive la plus sérieuse occupation de la journée. Au-dessous de cet amphithéâtre ainsi couronné de tentes et tout pavoisé de pavillons, et sur la plage même, se tient l’autre moitié de la foule, c’est-à-dire les fanatiques chargés de la cérémonie, les dévots qui veulent la suivre de près, les curieux européens ou arabes qui viennent pour voir, enfin les quelques centaines de nègres accourus avec la volonté, le courage et la vigueur de danser douze heures de suite, ce qui par parenthèse est un tour de force surhumain.

Je n’ai fait qu’apercevoir le taureau, tant les places étaient disputées au moment où la procession arriva. J’entendis, quoique la distance et le vent de la mer en adoucissent beaucoup l’effet, une effroyable musique de castagnettes de fer, de tambourins et de hautbois, qui débouchait tout à coup sur la plage et sonnait l’arrivée du cortège. La foule aussitôt se précipita, et je compris à son mouvement concentrique que le taureau devait en occuper le milieu. Quelques minutes après, le cercle s’ouvrit et laissa voir la victime couchée sur le sable, la gorge coupée, et déjà prête à livrer tout son sang. À peine abattue, les plus ardens s’étaient jetés sur elle, et quand elle eut achevé de saigner, à l’instant même on la dépeça. Cette œuvre de boucherie s’accomplit au pied du marabout et le plus près possible de la fontaine, de telle sorte que les lustrations et le sacrifice eurent lieu dans le même instant. Alors beaucoup de specteteurs descendirent à la source, et je vis pendant une partie de la matinée circuler de petites bouteilles pleines d’eau. Des négresses revenaient, portant avec satisfaction des éclaboussures sanglantes sur le visage ; mais l’écarlate du sang se perdait dans la couleur pourpre des haïks, et ceci est un détail que je te recommande.