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sa tragédie à la française, croyant inventer ainsi un nouveau genre, qu’il nomme heroic play ; mais, dans cette transformation, le bon périt, le mauvais reste, car remarquez que la rime est chose différente chez des races différentes. Pour un Anglais, elle ressemble à un chant, et le transporte à l’instant dans un monde idéal ou féerique. Pour un Français, elle n’est qu’une convention ou une convenance, et le transporte à l’instant dans une antichambre ou un salon; pour lui, c’est un costume d’ornement et rien qu’un costume; s’il gêne la prose, il l’anoblit; il impose le respect, non l’enthousiasme, et change le style roturier en style titré. D’ailleurs dans nos vers aristocratiques tout se tient. Toute pédanterie, tout appareil de logique en sont exclus; rien de plus désagréable que la rouille scolastique à des gens bien élevés et délicats. Les images y sont rares, toujours soutenues, et la poésie audacieuse, la vraie fantaisie, n’y ont point de place; de tels éclats, des écarts si forts, dérangeraient la politesse et le train régulier du monde. Les mots propres, le relief des expressions franches ne s’y trouvent pas; les termes généraux, toujours un peu effacés, conviennent bien mieux aux ménagemens et aux finesses de la société choisie. Contre toutes ces règles, Dryden vient se heurter lourdement. Sa rime, pour les oreilles d’un Anglais, écarte à l’instant toute illusion théâtrale; on sent que les personnages qui parlent ainsi sont des mannequins sonores; il avoue lui-même que sa tragédie héroïque ne fait que mettre en scène des poèmes chevaleresques comme ceux de l’Arioste et de Spenser,

Des élans poétiques achèvent de ruiner toute vraisemblance. Reconnaissez-vous l’accent du drame dans cette comparaison d’épopée? « Comme une belle tulipe opprimée par l’orage, — frissonnante, se ferme, et plie ses bras de soie pour s’endormir, — se courbe sous l’ouragan, toute pâle, et presque morte, — pendant que le vent sonore chante autour de sa tête courbée, — ainsi disparaît votre beauté voilée[1]. » Quelle singulière entrée que ces concetti de Cortez qui débarque! « Dans quel climat fortuné sommes-nous jetés, — si longtemps caché, si récemment connu, — comme si notre vieux monde s’était écarté par pudeur — pour venir ici secrètement accoucher d’un nouvel univers? » Jugez combien ces plaques de couleur font contraste sur le sobre dessin de la dissertation française. Ghez lui, les amoureux font assaut de métaphores. Là, un amant, pour vanter les beautés de sa maîtresse, dit que « des cœurs sanglans gisent palpitans dans sa main. » A chaque page, des mots crus ou bas viennent salir la régularité du style noble.

  1. Almanzor.