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La pesante logique s’étale carrément dans les discours des princesses : « Deux si, dit Lyndaxara, font à peine une possibilité. » Dryden met son bonnet de gradué sur la tête de ces pauvres femmes. Ni lui ni ses personnages ne sont des gens bien élevés, maîtres de leur style ; ils n’ont pris aux Français que le gros appareil du barreau et de l’école ; ils ont laissé là l’éloquence unie, la diction modérée, l’élégance et la finesse. Tout à l’heure la grossièreté licencieuse de la restauration perçait à travers le masque des beaux sentimens dont elle se couvrait ; maintenant la rude imagination anglaise a crevé le moule oratoire où elle tâchait de s’enfermer.

Retournons le tableau. Dryden veut garder le fond du vieux drame anglais, et conserve l’abondance des événemens, la variété des intrigues, l’imprévu des accidens et la représentation physique des actions sanglantes ou violentes. Il tue autant que Shakspeare. Par malheur, tous les poètes n’ont pas le droit de tuer. Quand on promène les spectateurs parmi les meurtres et les surprises, on a besoin de cent préparations secrètes. Supposez une sorte de verve et de folie romanesque, le style le plus osé, tout bizarre et poétique, des chansons, des peintures, des rêveries à haute voix, le franc dédain de toute vraisemblance, un mélange de tendresse, de philosophie et de moquerie, toutes les grâces fuyantes des sentimens nuancés, tous les caprices de la fantaisie bondissante : la vérité des événemens ne vous importera guère. Personne, devant Cymbeline ou As you like it, n’est politique ou historien ; on ne prend point au sérieux ces courses d’armées, ces avénemens de princes ; on assiste à une fantasmagorie. On n’exige pas que les choses aillent selon les lois naturelles ; au contraire on exige volontiers qu’elles aillent contre les lois naturelles. La déraison en fait le charme. Il faut que ce nouveau monde soit tout imaginaire ; s’il ne l’était qu’à demi, personne n’y voudrait monter. C’est pourquoi nous ne montons point dans celui de Dryden. Une reine qu’on détrône, puis qu’on rétablit à l’improviste ; un tyran qui retrouve son fils perdu, se trompe, adopte une jeune fille à sa place ; un jeune prince qui, mené au supplice, arrache l’épée d’un garde et reprend sa couronne, voilà les romans qui composent sa Reine vierge et son Mariage à la mode. On devine quel air ces dissertations classiques ont dans ce pêle-mêle ; la solide raison rabat coup sur coup l’imagination sur le pavé. On ne sait s’il s’agit d’un portrait ou d’une arabesque ; on reste suspendu entre la vérité et la fantaisie ; on voudrait monter au ciel ou descendre en terre, et l’on saute au plus vite hors de l’échafaudage maladroit où le poète veut nous jucher.

D’autre part, quand Shakspeare veut, non plus éveiller un songe, mais imprimer une croyance, il nous dispose encore et par avance.