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est alors revenue à Varna, où elle s’occupe, avec l’aide du consul d’Autriche, de recueillir les débris de sa fortune et de recouvrer la solde arriérée que les Turcs doivent à son mari... Et maintenant, mon ami, ne m’en demandez pas davantage, car je ne sais pas autre chose.

C’est en causant de la sorte que les deux jeunes gens rentrèrent à Varna.


IV.

Spentley revit Mme Fortuni le lendemain soir chez le consul d’Autriche. C’est là que se réunissait la société franque de Varna. La vie de salon n’existe pas pour les Turcs. Que pourraient-ils faire s’ils s’assemblaient, puisque les femmes seraient exclues de leurs réunions ? Ils s’occupent le jour de leurs affaires, se font des visites, puis, le soir venu, rentrent dans leur harem pour n’en plus sortir: les Arméniens, les Grecs, ont pris des habitudes analogues; mais il existe dans les villes maritimes du Levant une population spéciale, formée de la descendance des familles de l’Occident qui sont venues à des époques diverses se fixer dans les Échelles. Ce sont les Francs. Ce petit monde parle italien et vit à peu près comme nous. Il forme une nation dont les capitales sont Péra et Smyrne, et qui a des colonies dans tous les ports ottomans. Tels étaient les hôtes qui peuplaient le salon du consul d’Autriche. On y remarquait quelques jeunes femmes mariées aux grands fournisseurs de l’armée, et douées de cette grâce onctueuse que donne aux femmes la vie paresseuse de l’Orient; autour d’elles, les officiers français du petit corps d’occupation. On dansa, on prit le thé. Mme Fortuni chanta en s’accompagnant sur la guitare. Elle chanta d’abord des airs grecs, dont le rhythme est monotone et nasillard, et dont l’étrange simplicité indique l’origine populaire. Vinrent ensuite des chants militaires de la Servie, à travers lesquels on entend retentir les fusils et mugir la grande voix du Danube; puis des airs valaques, qui sont gais, bien qu’écrits en mineur, et qui semblent inspirés par la douce résignation du laboureur, attaché sans souffrance aux plaines fertiles qu’il cultive comme un esclave. Elle chanta longtemps ces rhythmes naïfs avec une belle voix, mais sans s’émouvoir, et avec un entier détachement de toute coquetterie.

William goûta médiocrement toute cette musique, mais il remarqua avec un sensible plaisir que Mme Fortuni paraissait indifférente aux empressemens dont elle était l’objet. Pas un encouragement pour les flatteries qu’on lui débitait; aucun effort non plus pour se soustraire aux familiarités de ses amis. Sa pensée errait au loin.