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Varna et médecin du dépôt des bachi-bozouks établi en cette ville. Kelner, Suisse de nation, avait d’abord passé quelques années dans un de ces régimens que la France prenait à son service, et y avait exercé les fonctions d’officier de santé. Depuis vingt-cinq ans environ, Kelner parcourait les Turquies d’Europe et d’Asie et pays circonvoisins. Là du moins la médecine s’exerce d’inspiration. On s’y fait médecin, comme chez nous on se fait homme de lettres; mais on n’est pas tenu de savoir guérir les malades, et on se trouve mêlé activement à toutes les intrigues privées, politiques et financières qui composent la vie des contrées ottomanes. C’est avec des médecins que le padischah fabrique plus d’un de ses ambassadeurs, c’est par des médecins que se traitent les grandes questions de l’adjudication des dîmes. Les médecins obtiendront en Turquie le privilège des premiers chemins de fer et construiront les premiers viaducs. Pourquoi n’a-t-on pu dans ces derniers temps fonder une banque à Constantinople? Pour deux motifs : le premier, c’est qu’on n’a pas trouvé d’argent; le second, c’est qu’on s’est adressé à des banquiers, et non à des médecins.

Kelner avait conservé un aspect militaire. Grand, robuste, il portait haut sa tête rubiconde; ses petits yeux étaient gris, son nez ample et rouge, ses moustaches taillées en brosse. Sa taille quinquagénaire était sanglée dans une sorte de tunique autrichienne fort courte. Un ruban inconnu à toutes les chancelleries était noué à sa boutonnière. Sa voix était forte et métallique, sa parole lente; les mots sortaient de sa bouche nettement découpés comme par un emporte-pièce. Sa conversation empruntait à différentes langues, qu’il parlait également mal, toute sorte de formes hybrides et bizarres. Kelner avait suivi en Perse plusieurs missions européennes, soit comme médecin, soit comme interprète; plus tard, il avait servi dans l’armée turque d’Anatolie, et fait sous Kars et Erzeroum la campagne dans laquelle M. Fortuni avait trouvé la mort. Il contait agréablement ses voyages. Ses récits ne manquaient ni d’intérêt ni de couleur, mais l’emphase en était le caractère principal. Les choses les plus simples prenaient dans sa bouche des aspects fantastiques.

Le docteur Kelner n’était pas des plus braves. Je ne sais s’il pansa jamais des blessés sur un champ de bataille, mais je réponds qu’il n’alla pas les chercher sous le feu. On se figure à tort que les gens qui ont voyagé loin ont dû nécessairement payer beaucoup de leur personne. Kelner évitait en route de passer dans les chemins creux, ne montait que des chevaux fatigués, et, ne sachant pas nager, n’allait pas en bateau. J’ajouterai, pour mémoire, qu’il était marié. De l’île de Corse, où son régiment suisse avait tenu garnison, il avait