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et formant par leur mélange et leur action réciproque des combinaisons multipliées, ont produit, après plusieurs siècles, l’unité la plus complexe et le plus bel équilibre de forces politiques qu’on ait jamais vu dans le monde. Et « puisque ces élémens ainsi projetés dans l’espace se sont arrangés en si bel ordre, sans que, parmi cette foule innombrable d’hommes qui ont agi dans ce vaste champ, un seul ait jamais su ce qu’il faisait par rapport au tout, ni prévu ce qui devait arriver, il s’ensuit que ces élémens étaient guidés dans leur chute par une. main infaillible, supérieure à l’homme[1]. » Mais l’Amérique! objectera-t-on. Voilà bien une république créée par délibération, sur des principes généraux, et a priori. L’Amérique, répondra de Maistre, n’échappe point à la règle; la république des États-Unis n’est point une création, mais une simple coordination d’élémens déjà bien établis. Ce ne sont pas les théories qui l’ont faite; elle existait dans presque toutes ses conditions avant d’être déclarée. Elle avait un roi, il est vrai, mais elle ne le voyait pas; il lui était étranger, presque inaperçu, un lien fictif avec la métropole, facile à rompre, et dont la rupture n’ôtait rien au gouvernement intérieur que quelques embarras et vexations dont on pouvait se passer. Elle avait la démocratie, apportée d’Angleterre par les émigrans, et incarnée dans leurs coutumes et leurs privilèges, démocratie politique corroborée encore par la démocratie religieuse dont l’esprit les avait fait émigrer. Les trois pouvoirs existaient dans l’organisation de chaque province. En un mot, c’étaient des colonies de républicains : où est la merveille qu’en se séparant du roi d’Angleterre, elles se soient trouvées en république?

Pour apprécier la valeur de ces idées, qui parurent étranges, nuageuses, inouïes aux esprits limpides et superficiels de son temps, il suffit de se demander quel chemin elles ont fait, et si elles se sont répandues dans les œuvres importantes du demi-siècle qui s’est écoulé depuis. Quel est en effet, parmi les produits intellectuels de cette époque, le plus grand et le plus durable dans l’ordre des sciences morales? N’est-ce pas cette introduction de la philosophie dans l’histoire, de l’histoire dans la philosophie, qui, ouvrant à l’une et à l’autre de nouveaux aspects, leur a permis de pénétrer plus avant qu’on n’avait fait encore, avec des idées générales et en même temps positives, dans la vie commune du genre humain, de décrire cette germination insensible, cette végétation progressive de la société, d’en analyser les élémens indépendans de la volonté humaine, et d’effacer, trop peut-être, dans l’ensemble des circonstances qui les entourent, les grands personnages historiques, qui ne sont eux- mêmes que des circonstances? Il paraît singulier, au premier abord,

  1. Essai sur le Principe générateur.