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que cette voie d’études sociales ait surtout été frayée par des écrivains émigrés, tels que de Maistre et de Bonald : toutefois la chose s’explique. Heurtés par la révolution, ils se mirent à étudier leur propre ruine. Ils demandèrent à la société ébranlée où étaient donc ses principes stables et ses lois régulières. Quel que fût leur but immédiat, ils y portèrent un esprit large et pénétrant; leurs erreurs même étaient puisées à une grande profondeur. Aussi leurs pensées gagnèrent-elles de proche en proche même leurs adversaires, et peut-être surtout leurs adversaires. Veut-on un riche commentaire des principes résumés ci-dessus? Il est dans les travaux historiques de M. Guizot sur l’histoire de France et sur l’origine du parlement d’Angleterre. Là on voit surgir l’un après l’autre ces élémens qui préexistent aux lois et aux chartes; on voit le conquérant, l’aristocratie absolue et serrée, le prêtre parlant au nom de Dieu, se constituer par leur force propre, contribuer à une organisation future qu’ils ne devinent pas, se déplacer et se remplacer pendant que d’autres naissent inaperçus pour les remplacer à leur tour, et chaque individu remplir ainsi, sans le savoir, de sa courte vie, une minute de cette longue vie sociale qui se-déroule dans la pensée divine. Ces droits du peuple, à la fois conquis et concédés, que les souverains accordent, selon de Maistre, mais qu’ils n’accordent que quand une nécessité de circonstance les leur arrache, on en voit le drame historique dans l’émancipation de nos communes, décrite pour la première fois sous le vrai sens par Augustin Thierry dans ses Lettres sur notre histoire. Et cette prédisposition républicaine de l’Amérique anglaise, qui n’est devenue république que parce qu’elle l’était déjà, ne fait-elle pas aujourd’hui le prolégomène ordinaire des historiens modernes des États-Unis, plus intéressant et plus instructif que leur histoire même? Cette formation insensible de la république américaine n’a-t-elle pas été développée par Bancroft et quelques autres si exactement dans le sens de Joseph de Maistre, que les trois ou quatre remarques de celui-ci pourraient presque être prises pour le sommaire de leurs découvertes?

Malheureusement, et nous l’avons déjà dit, tout cela dans de Maistre n’est pas pur. Ce triste et amer plaisir de contrarier sa partie adverse, de la pousser à bout par la passion polémique, de lui jeter, comme il disait, « des os à ronger, » sentiment aussi indigne de son génie qu’irrespectueux envers la vérité, nous trouble sans cesse dans la lecture de cet Essai sur le Principe générateur des constitutions, et fait tomber le livre des mains. Parce qu’on a trop écrit ou mal écrit, il pousse jusqu’à l’extravagance son aversion pour toutes les lois écrites. Son véritable objet était d’attaquer seulement les constitutions écrites a priori et dérivant d’hypothèses métaphysiques; mais dès que ces constitutions de papier se présentent à son esprit,