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d’autre, que les Anglais dans l’Inde règnent de par le fameux axiome de Danton, que pour eux la perte de leur prestige est la perte de l’empire même, qu’un abîme est ouvert derrière leurs talons, et qu’un seul pas en arrière les y précipite infailliblement. Au fond cependant, et bien bas, et dans l’intimité, on tenait un langage moins stoïque. On calculait les probabilités de salut, on se demandait avant tout si les renforts indispensables arriveraient en temps opportun; on comptait les jours qu’ils mettraient à franchir des distances qui semblaient énormes. C’était surtout de l’Oude qu’on les attendait; on comptait particulièrement sur le général Havelock, et plus encore sur le général Wheeler, sur son habileté, son tact militaire, sur son étoile aussi, toujours favorable, disait-on. Bien certainement, il était en route, et l’on désignait les régimens qu’il amenait avec lui. Encore fallait-il qu’il arrivât avant les pluies; les pluies venues, il ne pourrait plus avancer, et le camp de Delhi pourrirait sur place, comme une bergerie où sévit le piétin.

Pendant qu’on raisonnait ou déraisonnait ainsi, Havelock se débattait dans un inextricable réseau de baïonnettes cipayes, et le malheureux Wheeler, enfermé dans Cawnpore, demandait, lui aussi, rescousse. Il était à la veille d’y périr, victime de la plus indigne, de la plus lâche trahison. En revanche, les secours si vainement espérés de l’Oude s’organisaient dans une autre région, celle de toutes qui semblait le plus compromise, celle où l’incendie, allumé de toutes parts, devait se propager le plus vite. Qui donc, en des circonstances si critiques, eût osé vouloir qu’on retirât un soldat du Pendjab, de ce territoire, le dernier conquis de tous, où tant de rancunes subsistaient encore, pays militaire, toujours redoutable à ses voisins, peuplé de ces Sikhs indomptables que Runjet-Sing avait formés à la guerre moderne, et qui, en 1845, trop dédaigneusement attaqués, avaient failli vaincre à Modkee l’armée de Gough et de Hardinge?

C’était pourtant du Pendjab que les secours allaient venir. L’histoire n’explique pas la moitié des miracles qu’elle raconte : nous voulons pourtant essayer de dire à quelles conditions celui-ci s’est accompli.


E.-D. FORGUES.