Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/768

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les réflexions qu’elle suggère ont été faites, il y a vingt-sept ans, par ce libéral si singulièrement positif qu’on appelait Victor Jacquemont : « La force matérielle des Anglais, dit-il quelque part, n’a d’autre base qu’une force morale aujourd’hui très puissante, mais qu’un caprice peut ébranler. Alors tout croule à la fois! — Quel événement produira ce choc?... Le réveil de l’esprit religieux sans doute. Cela pourrait être demain, comme cela n’arrivera peut-être pas avant un siècle[1]... Il est évident, dit-il ailleurs, que ce n’est pas par la force matérielle que nous contenons l’immense population de cet immense pays. Le principe de notre puissance est ailleurs : dans le respect que notre caractère inspire à ces peuples. Un Européen qui a des mœurs basses devrait être immédiatement empoigné et embarqué pour l’Europe[2]... » Et celui qui dit ceci avait écrit déjà, notons-le bien : « Le seul danger intérieur probable pour la puissance anglaise serait une révolte partielle de son armée native[3]. »

Reste à savoir si le respect du caractère européen doit et peut être maintenu par des actes de violence et de barbarie comme ceux que nous venons de rapporter, si le prestige de la puissance est séparable de l’acquiescement involontaire imposé par la justice, et de la reconnaissance que le pardon commande, si enfin, comme le prétendent les singuliers doctrinaires du Pendjab, l’arbitraire individuel, poussé jusqu’à ses plus abominables conséquences, est la seule forme sous laquelle le génie asiatique puisse comprendre, aimer et vénérer l’autorité que l’étranger lui impose. L’Asie est immense; les peuples qui l’habitent forment la grande majorité des habitans du globe. Il nous serait dur, en tant qu’appartenant à l’espèce humaine, d’accepter l’étrange verdict prononcé contre cette majorité, et dès lors, — indirectement, il est vrai, — contre nous-mêmes. Nous nous rappelons que des doctrines analogues ont été parfois, non sans dommage pour la moralité publique, importées d’Algérie en France, avant de l’être du Pendjab en Angleterre. Et si les guerres dites civilisatrices devaient avoir pour résultat de nous assimiler aux Kabyles, ou bien d’imposer aux Anglais le joug avilissant que subissent les timides ryots de l’Hindostan, nous voici tout prêts à leur contester ce titre, à leur jeter l’anathème le plus énergique.


E.-D. FORGUES.

  1. Lettre 80 à M. Jacquemont père, à Paris.
  2. Lettre 85, au même.
  3. Lettre 68, au même.