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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/795

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veut, mais il attaque dans Lysias un art oratoire qui n’a pas reçu les leçons de la philosophie nouvelle et qui ne s’est pas mis à sa suite,

Isocrate s’est montré digne de l’honneur que lui fait Platon par sa fidélité à la cause de la philosophie, qu’il n’a jamais séparée de la sienne. Il se couvrait du nom de philosophe, quand on attaquait en lui l’art de la parole. Et après tout la cause de la parole est la même que celle de la pensée; si celle-là est décréditée, celle-ci ne saurait rester en honneur. Les lettres, c’est le nom moderne qui répond le mieux à ce qu’Isocrate appelle philosophie, enveloppent en elles la philosophie et l’éloquence comme les enveloppe en soi l’esprit humain, et c’est l’esprit humain en effet, c’est sa puissance et sa liberté que les ennemis de la parole tiennent pour suspects. Plus la parole était admirée et influente dans Athènes, plus elle y était attaquée, et, faute de pouvoir s’en prendre à tous ceux qui pensaient et qui parlaient, on s’en prenait aux maîtres dont l’enseignement avait cultivé ces facultés. Les disciples d’ailleurs peuvent être des magistrats, des généraux, des ministres: il faut bien qu’on les ménage; les maîtres ne sont que des parleurs, on a bon marché d’eux par le ridicule ou la calomnie. C’est la tactique qu’on suivait, à ce qu’il paraît, du temps d’Isocrate. Les uns disaient qu’on n’apprenait rien avec ces hommes, que leur enseignement n’avait aucun résultat; les autres protestaient qu’il était nuisible et corrupteur. Corrupteur de la jeunesse! On avait tué Socrate avec ce mot. Isocrate le repousse avec la plus noble ironie. Il défit qu’on lui montre les philosophes mêlés ni par eux-mêmes, ni par leurs disciples, à aucune manœuvre, à aucun scandale. Leurs noms ne figurent jamais là où ils pourraient être compromis, dans ces centres d’affaires, par exemple, qui sont les rendez-vous publics des mauvaises passions et des âpres convoitises. Loin de corrompre la jeunesse, ils la sauvent de la corruption : ils la distraient des débauches des sens par les jouissances de la pensée; mais quoi! ces mêmes censeurs, si prompts à s’indigner dès qu’ils voient un jeune homme qui réfléchit et qui s’efforce de donner un sens à sa vie et une règle à sa conduite, sont les plus faciles et les plus indulgens des hommes pour celui qui use son existence dans les voluptés grossières ou dans une indolence vide et stérile. Non, Athènes n’oubliera pas, il ne lui est pas permis d’oublier, que la pensée est son premier titre aux respects du genre humain, qu’ainsi ceux qui pensent et qui font penser sont ceux qui font le plus pour sa gloire, qu’au contraire les ennemis de la pensée sont aussi ceux de la patrie qu’ils déshonorent. Ces maîtres tant calomniés lui ont formé les grands hommes qui l’ont illustrée et servie; qu’elle ne soit pas ingrate envers eux !