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général à Rome était désormais au-dessus des lois. La quatorzième antonienne ou philippique est prononcée parmi les dernières convulsions de la république expirante, elle célèbre une victoire précaire remportée à l’aide des vétérans et d’Octave, qui trahiront demain : l’orateur s’exalte de sa peur même, et semble conjurer, à force d’enthousiasme, ce qu’il redoute. Enfin le remercîment pour Marcellus est la glorification du pardon accordé au défenseur de la loi par celui qui l’a violée, c’est-à-dire un assez triste sujet, si l’orateur s’y était enfermé, et si de plus hautes pensées, et plus dignes de Cicéron et de César, ne s’étaient fait jour dans ses paroles. Il faut bien faire ces observations et ces réserves; elles serviront à nous faire sentir d’une manière inattendue tout le prix du talent d’Isocrate, moins doué sans doute par les dieux, mais respirant l’air salubre de la liberté, et heureux d’appliquer l’art de bien dire à des pensées dignes d’être bien dites, car cette même sagesse, qui ne nous semblait pas toujours assez libérale à côté de Démosthène, se relève par comparaison avec les nécessités des mauvais jours. Cicéron n’en a pas moins pris au maître athénien tout ce qu’il pouvait lui prendre, ses nobles sentences, son tour ingénieux, son goût du beau, et ce nombre dont Isocrate est si fier. Il aurait pu dire de son élocution en général ce qu’il a dit d’un discours, qu’il y avait mis toute la boîte à essences d’Isocrate, et tous les coffrets aussi de ses disciples; car c’est un art encore plus riche, sinon plus parfait, et comme revêtu, je ne dirai pas de luxe asiatique, mais de splendeur romaine[1]. Cicéron ne s’est pas montré ingrat. Il amplifie volontiers le bienfait de celui qui a donné le nombre au discours, et qui a fait comme un chant de la prose même; il l’a défendu avec une vive sympathie contre les attaques des penseurs sévères que ni sa grande manière, ni sa belle musique n’avaient séduits. Il fait très bien sentir ses mérites; mais c’est surtout en les reproduisant, en les transportant dans la langue romaine étonnée, qu’il a servi cette gloire amie. Le vieil arbre latin a admiré, comme dit Virgile, le nouveau feuillage et les fleurs nouvelles dont il s’est vu couronné; la phrase cicéronienne a été apprise et répétée par tous les peuples ; cette éloquence si populaire et si séduisante a témoigné pour la rhétorique d’Isocrate, et en est devenue comme l’éclatante démonstration.

  1. Quelles phrases par exemple que celles du remercîment pour Marcellus, qui retracent les merveilles de la vie de César, égalant la grandeur des objets par celle des paroles et sonnant, pour ainsi parler, les plus belles fanfares dont ait été saluée jamais la gloire si retentissante de la guerre ! Obstupescent posteri certe imperia, provincias, Rhenum, Oceanum, Nilum, pugnas innumerabiles, incredibiles victorias, monumenta, munerd, triumphos audientes et legentes tuos. Je cite sans traduire, profitant de ce que cette fois le texte n’est que du latin : ce serait dommage d’éteindre dans une traduction l’éclat de cette langue sonore.