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Je devais m’arrêter à Balzac; je ne parlerai pas de Fléchier, j’ai assez indiqué plus haut ce qu’il y a de petit et de peu antique dans sa manière, et puis l’éloquence française est déjà faite quand il écrit. Cette dernière raison pourrait me dispenser aussi de rapprocher du nom d’Isocrate ce nom redoutable de Bossuet, qui ferait ombre aux plus éclatans; mais c’est encore témoigner pour Isocrate de dire que Bossuet l’a nommé parmi les écrivains qui ont formé son talent et qui peuvent former en général celui des orateurs de la chaire. On voit même, à la façon dont il s’exprime, qu’Isocrate lui paraît convenir plus que Démosthène aux études des prédicateurs, et en effet ses allocutions solennelles sont bien des espèces de prédications. « J’ai peu lu de livres français, et ce que j’ai appris du style,... je le tiens des livres latins, et un peu des Grecs, de Platon, d’Isocrate et de Démosthène, dont j’ai lu aussi quelque chose, mais il est d’une étude trop forte pour ceux qui sont occupés d’autres pensées[1]. » L’influence d’Isocrate sur certaines parties du talent de Bossuet, soit directe, comme il résulte de ce témoignage, soit indirecte et transmise par Cicéron, ne peut être méconnue. Bossuet n’est pas seulement un génie vigoureux et saisissant, il est aussi un ouvrier consommé dans tous les secrets d’une élocution nombreuse et brillante; mais cette rhétorique savante ne fait pas de lui un rhéteur, parce qu’il ne poursuit l’éclat que pour les choses, jamais pour lui-même; il est naturellement grand, si naturellement qu’il l’a été jusque dans la cour, jusque dans la théologie! Les splendeurs des oraisons funèbres montrent de quoi l’art est capable, quand l’art est le serviteur désintéressé du beau. Elles ne permettent pas d’imaginer, en fait d’éloquence solennelle, rien au-dessus de Bossuet, si ce n’est Bossuet lui-même, vivant d’une vie nouvelle, interprète d’idées plus larges, dispensé de célébrer les habiletés du chancelier Le Tellier, les pratiques pieuses de la reine, les puériles dévotions de la Palatine repentie, ou la manière dont le grand Condé a reçu les sacremens; pouvant enfin, comme un orateur d’Athènes, entretenir librement la France libre de ses grandeurs ou de ses devoirs.

Il est aisé de trouver dans notre brillante littérature des orateurs et des écrivains qui se rattachent à l’école d’Isocrate par le soin de la composition, ayant appris de lui ou de ses disciples ces tours ingénieux et cette musique du discours qui séduisent à la fois l’esprit et l’oreille[2], mais on n’y rencontre pas facilement un écrivain ou un orateur qu’on puisse appeler un Isocrate, c’est-à-dire qui se montre

  1. Écrit inédit publié par M. Floquet dans ses Études sur la vie de Bossuet, t. II, p. 507.
  2. Il a plu à Vauvenargues de faire un portrait de Fontenelle sous le nom d’Isocrate, sans doute parce que l’un et l’autre ont vécu près de cent ans, et que l’un et l’autre sont de beaux-esprits peu passionnés; mais le talent de Fontenelle n’a absolument rien d’oratoire, et par conséquent ne ressemble à celui d’Isocrate en aucune façon.