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et en effet Balzac est plutôt glorieux que fier. Il flatte tour à tour Louis XIII, Richelieu, la reine Anne, Mazarin; ses deux grands ouvrages, le Prince et l’Aristippe, l’un à l’honneur du roi, l’autre à celui du favori, sont également des œuvres de courtisan; il l’est jusqu’à célébrer le honteux assassinat de Concini, jusqu’à déclarer que le maître a droit d’emprisonner les suspects et de les tuer. Sa philosophie ne vaut pas mieux que sa morale; il est d’une intolérance fanatique par zèle de sujet sans être dévot. Tout cela rabaisse l’Isocrate français, et donne à l’autre un avantage dont le principe est visible. « Il est vrai, a dit La Bruyère, Athènes était libre; c’était le centre d’une république; ses citoyens étaient égaux….. » La Bruyère avait dans l’esprit assez d’indépendance et de force pour se passer de cette liberté du dehors ; mais elle a trop manqué à Balzac, et c’est une chose remarquable que même l’éloquence des complimens et des panégyriques ait besoin de la liberté[1]

Isocrate resterait supérieur encore quand on ne prendrait que le côté le plus extérieur de son talent, je veux dire la phrase et le nombre. Il parle une langue que je ne veux pas appeler la première du monde, car je crois (et je le dirai, puisque je le crois) qu’il n’y en a pas de supérieure à la nôtre. Le français est la voix par laquelle l’esprit se fait le mieux entendre à l’esprit et l’âme à l’âme. D’autres langages cependant donnent plus à l’imagination et aux sens; ils ont plus d’abondance, plus de couleur et de musique. Ce n’est pas que rien de tout cela manque à la parole française : l’esprit fait tout ce qu’il veut faire, mais ce sont des avantages que cette parole a conquis plutôt qu’elle ne les a reçus des dieux. La langue dont se sert Isocrate est merveilleusement douée pour la richesse du discours comme pour l’enivrement des oreilles, et il faut ajouter que ces fictions par lesquelles il se donne pour auditoire la Grèce assemblée favorisent au plus haut degré la magnificence du langage. Enfin il y a dans tout ce qui est antique une grandeur de perspective qui impose. La Grèce alors pensait pour le monde entier; le verbe, aujourd’hui disséminé en tant d’endroits, ne se faisait entendre que dans Athènes, et la voix d’Athènes était ainsi la voix même de l’esprit humain. La prose de Balzac a fait l’éducation de notre langue, mais Isocrate, en formant celle des Athéniens à l’élocution oratoire, formait du même coup celle de tous les peuples, et dans toutes les littératures c’est de lui que relève l’art du discours.

  1. Cette réflexion fait penser à Pline le Jeune; elle lui est applicable sans doute, mais d’une autre manière qu’à Balzac, dont il diffère tant par l’importance et la dignité personnelle. Il est inutile d’ailleurs de comparer Isocrate et Pline, puisque celui-ci appartient à un siècle de raffinement littéraire, et n’est que l’élève des maîtres de l’époque classique, tandis qu’Isocrate professe un art nouveau.