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« On dirait d’un club de corbeaux qui s’est réuni aujourd’hui autour de notre église; des croassemens hébétés, des cris sauvages... Il semble que tous les corbeaux du monde se donnent rendez-vous ici chaque soir. Quoi ? encore de nouveaux escadrons volans !... Ils se posent en file sur la coupole, sur le clocher, sur la croix, sur les isbas voisines. Là-bas même, sur cette perche mal affermie dans la haie, deux corbeaux viennent s’asseoir en battant des ailes... Aujourd’hui comme hier, ils se reposent quelques instans, et puis se remettent à voltiger. Mais les nuages noirs ont disparu, et le vent tombe. Allons dans les champs; dès le matin, la journée est sombre et pluvieuse. C’est vainement que je me suis fait tremper jusqu’aux os dans les marais. J’avais bonne envie de réussir; mais le succès ne se donne pas. Le soir est venu bien vite, avec les hordes de corbeaux... Qu’aperçois-je là-bas près de la fontaine? Deux vieilles paysannes qui causent. Allons les écouter.

« — Bonsoir, la mère! dit l’une. — Comment va la marraine? répond l’autre. Tu pleures donc toujours? Une pensée triste te serre le cœur? — Comment ne pleurerais-je pas? répond la première; je suis perdue, pauvre pécheresse! Mon cœur souffre... Mon pauvre fils est mort, Cassianovna, il est mort et couché dans la terre !

« Comment a-t-il pu succomber? Il était si brave! Quarante ours avaient été soulevés par sa fourche,... il a manqué celui-là! Pourtant il était grand, sa main était de fer, sa poitrine résonnait comme de l’airain... Il est mort, Cassianovna, mais l’ours est mort aussi!... Nous lui avons arraché la peau, au maudit; nous l’avons vendue. L’argent, dix-sept roubles, nous l’avons donné pour l’âme de mon pauvre Savouchka; que Dieu ait pitié de lui! La bonne Maria Romanovna a payé le service... Il est mort, ma colombe! à peine ai-je eu la force de regagner la maison.

« Le vent ébranle notre pauvre isba du bon Dieu ; notre grange est en ruine... Il aurait pris sa hache; le mal peut être réparé. Il aurait tranquillisé sa pauvre mère... Il est mort, Cassianovna, il est mort, ma bien-aimée. Veux-tu sa hache? Je la vends. Qui dorlotera maintenant la vieille délaissée, la mendiante? Pendant les pluies de l’automne, pendant les gelées de l’hiver, qui me ramassera du bois? Lorsque ma pelisse chaude sera usée, qui m’en donnera une autre? Il est mort, Cassianovna, il est mort, ma colombe! Son fusil sera perdu! Le monde, ma chérie, n’est plus rien pour moi!... Je me couche souvent dans ma chambrette, je me couvre de nos filets, comme d’un linceul... Mais non! la mort ne vient pas... J’erre de tous côtés, j’ennuie tout le monde de mes plaintes... Il est mort, Cassianovna, il est mort, ma chérie! Ah! si ce n’était pas un péché!... Mais ça viendra bien... Je souffrirai encore, avec la grâce de Dieu, tout l’hiver; mais je ne foulerai pas l’herbe nouvelle ! Bientôt notre chaumière sera tout ébranlée, notre champ restera sans labour. Maria Romanovna va partir pour la ville. Je n’ai pas assez de force pour aller mendier... Il est mort, Cassianovna, il est mort, ma chérie, et je le suivrai bientôt!

« La vieille se mit à pleurer. Et que m’importe? Pourquoi compatir aux douleurs que l’on ne peut pas soulager? Je me sens fatigué, il est temps de s’aller coucher. Mes nuits sont courtes; demain je partirai pour la chasse. Je vais tâcher de faire un bon somme jusqu’au jour... Ah! les corbeaux se