Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 18.djvu/871

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

humbles qui sont la demeure des fragiles humains. Depuis lui, combien de pieux personnages ont cherché le chemin qui mène à ces demeures tranquilles, et fait le vœu d’aller en pèlerinage jusqu’à la grotte où le pinceau enchanté trace sur le sable des caractères magiques ? Mais, hélas ! les rameuses qui conduisent les barques du lac Taï-hou ne sont point les pilotes qui conviennent pour guider le pèlerin à ces lieux de sanctification. On peut dire que la route est à jamais perdue…

— Ma foi, dit le touriste, quand la Chine sera ouverte aux Européens, j’irai peut-être faire un petit voyage aux environs de ce lac. En attendant, je reconnais avec vous que les Chinois ne manquent pas d’une certaine imagination.

— C’est vrai, ajouta l’artiste, mais dans leurs récits comme dans leurs peintures la perspective fait toujours défaut ; ils entassent les détails sans tenir compte des plans.

— Vous avouerez au moins que le crayon magique avait écrit sur le sable des lignes parfaitement lisibles, reprit le savant ; les stances tracées avec de l’encre sur le papier, sans le secours d’une main humaine, ne laissent pas non plus que d’être fort intelligibles. Aussi l’histoire ajoute-t-elle que Pao-ly en fit de nombreuses copies qu’il distribua dans toutes les villes et dans tous les villages de la province. Son aventure fit grand bruit ; elle lui valut la réputation d’un homme fort avancé dans les voies de la sagesse, et les bonzes l’ont fait imprimer afin d’éclairer sur leur vocation véritable ceux qui seraient tentés de se croire appelés à la perfection.

Trop sérieux pour prêter l’oreille à des histoires fantastiques, l’Arménien avait fermé les yeux pendant tout ce récit ; il parut se réveiller lorsqu’on apporta le café. Alors aussi le peintre, qui n’avait cessé de dessiner, présenta triomphalement à ses compagnons une charmante esquisse représentant une mosquée avec des palmiers. — Eh bien ! messieurs, dit-il avec assurance, voilà pourtant ce qu’a dessiné la corbeille ; je n’ai fait que repasser les traits et jeter des ombres çà et là…

— Et l’autre papier sur lequel la même corbeille avait écrit une phrase mystérieuse ? demanda le savant.

— Le voici, répliqua le touriste ; à force d’application, j’ai déchiffré ces mots : « Puissions-nous sortir demain de cette maudite quarantaine ! »

Amen, amen, ajouta l’Arménien en savourant son café.


Th. Pavie.