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jour pour nettoyer la place où je campais et faire établir ma tente au centre du douar et sous sa garde. Autour, il n’y avait qu’un terrain pétri de boue, d’ordures et de débris ; la gelée, qui jeprenait avec le soir, avait heureusement tout durci. Le sol était en outre couvert de carcasses d’animaux ou tués pour la boucherie, ou plutôt morts de misère. L’hiver, qui était dur, en faisait partout périr un grand nombre, et parmi les petits douars du tell la détresse était affreuse.

Toute la nuit, les chèvres et les petits moutons parqués dans l’enceinte et réfugiés le plus près possible des tentes bêlèrent de souffrance et toussèrent. Les enfans, percés de froid et ne pouvant dormir, geignaient sous le pauvre abri des ménages, et les femmes gémissaient en les berçant sans parvenir à chasser ni le froid, ni l’insomnie. Les chiens huilaient en s’agitant dans ce douar, hiquiétés par le feu de ma lanterne, ils entouraient ma tente. J’en avais mis toutes les boucles et fortement assujetti les piquets. Dès que ma lumière fut éteinte, leur cercle se rétrécit encore, et jusqu’au matin je pus les entendre gratter la terre, passer leur museau sous la toile en reniilant, et je sentis sur ma figure leur haleine de bêtes fauves. Cette nuit fut lamentable, et je ne fermai pas l’œil. Au point du jour, je quittai le douar, et n’y suis jamais repassé.

Ce souvenir est un des mille que j’aurais à citer. Il est bref, voilà pourquoi je l’ai noté. — L’histoire entière de ma vie se déroula devant moi durant ces quelques heures de veillée. — Il faisait assez clair dans ma chambre aux murs blancs, et ce demi-jour transparent me tenait mystérieusement compagnie. — Vers cinq heures du matin, les aboiemens diminuèrent, et je m’endormis.


4 janvier.

J’ai été averti par un changement de date que nous avons passé d’une année dans une autre. Il n’y a pas de jour, me diras-tu, qui ne soit marqué par un anniversaire et qui ne puisse être pris pour point de départ d’une année nouvelle. Cependant, si cette date de janvier est adoptée par des préjugés de mœurs ou d’habitudes sociales, elle est inscrite aussi dans ce que j’appellerai les préjugés de la conscience, et c’est un calendrier qu’il est toujours bon d’emporter avec soi, même en voyage. Je me suis souvenu tout à coup que le temps fuyajt pour tout, pour tous et pour moi-même. Au lieu du bercement si plein d’oublis que j’éprouvais ces jours derniers, je me suis senti soulevé par des eaux courantes. Alors je me suis dit qu’il n’est jamais prudent de laisser couler des mois sans