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en faire le compte, que le temps qui passe inaperçu est celui dont on ne peut mesurer l’emploi, et que c’est toujours mauvais signe quand on peut dire d’une année : « Comme elle a été courte ! »

Cette calme existence sous un ciel plein de caresses, dans un pays qui plaît, ce quelque chose qui ressemble à la vie pour en avoir pris l’indépendance et les loisirs, et qui n’en a retenu aucun des liens, ni les embarras, ni les servitudes, ni les soucis, ni l’émulation, ni presque les devoirs, cet abandon de soi-même joint à l’abandon de tant de choses, tout cela a-t-il bien en soi sa raison d’être ? Il y a dans l’extrême jeunesse des années entières, de longues années, dont toute la cendre, hélas ! tiendrait dans un médaillon de femme ; mais ce sont les années légères. Les nôtres ont une autre mesure, un poids différent, et doivent laisser après elles quelque chose de mieux que des cendres et des parfums.

J’étais un jour dans un village du sud au coucher du soleil, et par une soirée si belle qu’elle en devenait dangereuse pour un esprit trop naturellement sensible au repos. C’était au bord d’un étang sous des dattiers. Baigné d’air chaud, pénétré de silence et sous l’empire de sensations extraordinairement douces et perfides, je disais à mon compagnon : « Pourquoi donc s’en aller ailleurs, si loin du soleil et du bien-être, si loin de la paix, si loin du beau, si loin de la sagesse ? » Mon compagnon, qui n’était pas un philosophe, mais simplement un homme actif, me répondit : « Retournez vite aux pays froids, car vous avez besoin d’être aiguillonné par le vent du nord. Vous y trouverez moins de soleil, moins de bien-être, beaucoup moins de paix surtout ; mais vous y verrez des hommes, et, sage ou non, vous y vivrez, ce qui est la loi. L’Orient, c’est un lit de repos trop commode, où l’on s’étend, où l’on est bien, où l’on ne s’ennuie jamais, parce que déjà l’on y sommeille, où l’on croit penser, où l’on dort ; beaucoup y semblent vivre qui n’existent plus depuis longtemps. Voyez les Arabes, voyez les Européens qui se font Arabes, pour avoir un moyen lent, commode et détourné d’en finir avec la vie par un voluptueux suicide… »

Je ne retournerai pas aux pays du nord avant le moment que j’ai marqué ; mais je me souviendrai plus assidûment du conseil qui me fut donné, et puisque tel est le premier tort de la solitude, puisque tel est, sur moi du moins, l’effet du silence, du ciel bleu, des sentiers déserts, à partir d’aujourd’hui je rentre dans le monde des vivans.

Eugène Fromentin.

(La seconde partie au prochain no.)