Généralement l’imagination, quoique la plus mobile de nos facultés, se crée des habitudes, se forme certaines relations avec les êtres extérieurs, se compose une société. Elle a des sympathies et des antipathies décidées, des amours et des haines; elle prend un caractère par conséquent et agit comme une personnalité libre et volontaire. Les plus grandes imaginations ont leurs préférences, leurs spectacles de prédilection, qu’elles contemplent sans se lasser, leurs formes chéries, dans lesquelles elles font entrer bon gré, mal gré, tous les objets de la nature. L’imagination n’est donc pas généralement une faculté aussi curieuse et aussi étendue qu’on pourrait le croire : au contraire, elle est d’autant plus forte qu’elle est plus étroite. Expliquons plus clairement notre pensée par des exemples pris non dans l’histoire littéraire du passé, mais parmi nos contemporains. Les deux seuls hommes après M. Michelet qui, dans la littérature européenne du temps actuel, possèdent à un degré tout à fait éminent ce don précieux de l’imagination s’appellent Victor Hugo et Thomas Carlyle. Or chez ces deux illustres artistes l’imagination est aussi puissante qu’étroite, aussi vigoureuse que bornée. Chez tous deux, l’imagination agit pour ainsi dire comme une personne libre; elle a une volonté impérieuse, des habitudes, des préférences. Elle n’abdique pas devant les choses, elle les possède et ne se laisse pas posséder. Orgueilleuse et méprisante, elle ne veut voir que certains objets dans la nature, et ne connaît que certaines sensations. Tout ce qui est finesse, grâce et délicatesse échappe à l’imagination de Victor Hugo, tout ce qui n’est pas image sensible ne peut la toucher. Lorsqu’elle essaie de comprendre les choses fines et subtiles, elle ne le peut qu’en les exagérant et en les dénaturant; pour saisir un fil de la Vierge, il lui est nécessaire d’en faire d’abord un câble. Et Thomas Carlyle! Il n’y a pas d’homme dont l’imagination ait plus d’antipathies invincibles, plus d’aveuglement volontaire, plus de dédains, et en même temps plus de constance dans ses habitudes de langage, dans ses allures, dans ses affections. Allez donc lui faire comprendre l’Italie et les beaux-arts, l’émouvoir en faveur des nègres, le faire sympathiser avec les émeutes populaires, ou l’éblouir par la pompe brillante des aristocraties! Il ne consentira même pas un seul instant à laisser surprendre sa curiosité ou sa sympathie, et se préservera de toute tentation par un orage d’anathèmes et une averse de quolibets et d’épithètes injurieuses. Chez ces deux écrivains, l’imagination a donc pour ainsi dire les attributs de la personnalité; elle veut, aime, hait dans certaines limites; elle a une physionomie invariable, une forme distincte et tranchée : les métamorphoses par conséquent lui sont interdites.
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