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été justement remarquées, d’autres nous ont paru peu équitables et peu opportunes ; mais nous sommes trop amoureux de tout ce qui ressemble à un réveil de la vie intellectuelle, nous sommes trop possédés nous-mêmes de la pensée générale qui a inspiré la manifestation qui nous occupe, pour nous arrêter à des chicanes de détail. Nous ne ferons au journal qui a développé ces idées qu’une seule querelle, qu’on prendra peut-être pour une querelle de mots, mais qui est loin d’avoir à nos yeux ce caractère. Nous lui reprocherons de commettre un anachronisme et une très injuste méprise en représentant la bourgeoisie comme une classe qui devrait ambitionner un rôle distinct au sein de la France actuelle.

Il serait temps d’en finir avec les distinctions de classes dans une nation telle que celle qui est sortie de la révolution de 1789. Une politique forte, généreuse, juste et moderne ne peut plus reposer nulle part chez les peuples civilisés, mais à plus forte raison en France, sur la distinction et par conséquent sur l’antagonisme des classes. En France en effet, il n’y a plus de classes politiques séparées par des privilèges, des droits, des organisations diverses : il n’y a plus pour tous que les mêmes droits et un seul cadre, a nation. Le mot de bourgeoisie n’a plus de sens que dans notre histoire avant 1789. Il n’y a plus de bourgeoisie comme classe politique, puisqu’il n’y a plus de noblesse, puisqu’il n’y a pas d’aristocratie organisée, puisqu’il n’y a pas de classe moyenne exclue de certains privilèges et investie d’autres privilèges politiques qui ne seraient point partagés par le reste de la nation. Le mot a malheureusement, mais injustement survécu à la chose, et c’est ce fantôme d’un mot qui a trompé et ceux qui ont malencontreusement rêvé la théorie impossible du gouvernement des classes moyennes, et ceux qui ont tristement réussi à irriter dans le peuple des animosités dénuées de sens contre cette partie de la nation que l’on continue machinalement d’appeler la bourgeoisie. Il y a encore des bourgeois, si vous entendez par ce mot une certaine condition sociale aux limites indécises, où l’on s’élève soit par une certaine énergie et un certain bonheur de travail, soit par la possession d’une certaine richesse, soit par une certaine éducation et l’exercice de certaines professions. À ce point de vue, non-seulement il y a encore des bourgeois, mais il n’y a plus, à vrai dire, en France que des bourgeois, ou des hommes qui, au prix du travail prévoyant et heureux et d’une suffisante culture d’esprit, le peuvent devenir ; mais c’est là le point de vue social, et non le point de vue politique. Avec cette vaste portion de la nation, avec cette innombrable multitude d’individus égaux par les droits, mais séparés les uns des autres par tant de degrés de richesse ou d’éducation, et par conséquent par tant d’inégalités personnelles, de préoccupations différentes et d’intérêts divers, vous ne formerez pas une classe politique, une bourgeoisie ; vous ne ferez que ce que vous avez : une immense démocratie. Voilà la réalité que nous opposons également et aux théoriciens du gouvernement des classes moyennes et aux détracteurs aussi peu pratiques de la bourgeoisie. Il importe pour l’avenir de débarrasser le langage politique de cette expression vide de sens qui a été le prétexte de si regrettables méprises, et nous croyons que l’on avancerait beaucoup le travail politique de la France, si l’on se guérissait de cette habitude surannée qui attribue un rôle, des