Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/323

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans l’opinion : la France avait passé de l’adoration de son roi à un dédain qui ne tarda pas à revêtir toutes les apparences de la haine. Les nombreux mémoires du temps, qu’ils émanent de gens de lettres comme Marmontel et Morellet, ou d’hommes de cour comme Bezenval et Richelieu[1], constatent ce changement plutôt qu’ils ne l’expliquent. Quoi qu’il en soit, Mme de Pompadour en fut certainement la cause et la victime. Sa liaison avec le roi n’avait d’abord blessé personne hors de la cour, car la bourgeoisie parisienne, que sa propre immoralité rendait fort indulgente pour celle du prince, n’avait pas vu sans satisfaction le triomphe éclatant de la finance sur la noblesse, et de la beauté sur le rang. Une transformation rapide s’opéra dans les idées sitôt que Mme de Pompadour eut pris la direction des affaires et se trouva à titre de ministre dirigeant l’intermédiaire avoué de la France avec l’Europe. La nation se tint pour outragée par un scandale tout nouveau dans son histoire, et lorsqu’elle vit la marquise hâter la paix afin d’enfermer le roi dans Versailles et de transformer en monarque d’Orient le chef d’un peuple de soldats, l’indignation éclata dans Paris sous des formes tellement vives que le séjour de la capitale ne tarda pas à devenir des plus pénibles pour elle[2]. Contrainte de n’y faire désormais que des apparitions passagères et de s’esquiver au plus vite sitôt qu’elle était reconnue, Mme de Pompadour achetait au prix des plus sanglans outrages un pouvoir dont la plénitude lui procurait les flatteries de toutes les cours et jusqu’aux avances personnelles de l’impératrice Marie-Thérèse. De l’irritation contre la maîtresse, le peuple avait passé à une haine profonde contre le roi, contre son gouvernement, et surtout contre la police, laquelle pour le peuple est le gouvernement tout entier. L’année 1750 vit éclater dans Paris de fréquentes séditions, fomentées par cette imbécile crédulité qui prépare et justifie tous les crimes populaires. C’est l’anarchie qui commence[3], s’écrie l’un des narrateurs de ces scènes significatives les yeux fixés vers les nuages amoncelés à l’horizon. Louis XV n’en jugeait point autrement. Devenu antipathique à ce peuple, aussi peu ménager de sa colère qu’il l’avait été naguère de son amour, le roi n’eut plus d’autre souci que d’échapper aux regards de ses sujets, et d’élever une infranchissable barrière entre

  1. Chamfort nous a laissé une bonne dissertation sur les longs Mémoires du maréchal de Richelieu, auxquels le ton déclamatoire de Soulavie, rédacteur de l’ouvrage, n’a enlevé ni une valeur très sérieuse ni un intérêt incontestable. (Œuvres de Chamfort, t.Ier, p. 239.)
  2. Voyez dans les Mémoires du marquis d"Argenson le récit du voyage de Mme de Pompadour a Paris dans la journée du 4 juillet 1750, et dans Barbier tout le journal de cette même année, t. II.
  3. Mémoires de d’Argenson, t. III, p. 339.