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pas un mot. Si on vous proposait d’être demain le prince D… ou le comte de S… avec les millions de l’un et les beaux chevaux de l’autre, vous diriez, en parlant de votre pauvre palette si méprisée : Rendez-moi ma mie !

— Ma palette méprisée ! vous ne me comprenez pas, Thérèse ! C’est un instrument de gloire, je le sais bien, et ce que l’on appelle la gloire, c’est une estime accordée au talent, plus pure et plus exquise que celle que l’on accorde au titre et à la fortune. Donc c’est un très grand avantage et un très grand plaisir pour moi de me dire : Je ne suis qu’un petit gentilhomme sans avoir, et mes pareils qui ne veulent pas déroger mènent une vie de garde forestier, et ont pour bonnes fortunes des ramasseuses de bois mort qu’ils paient en fagots. Moi, j’ai dérogé, j’ai pris un état, et il se trouve qu’à vingt-quatre ans, quand je passe sur un petit cheval de manège au milieu des premiers riches et des premiers beaux de Paris, montés sur des chevaux de dix mille francs, s’il y a, parmi les badauds assis aux Champs-Elysées, un homme de goût ou une femme d’esprit, c’est moi qui suis regardé et nommé, et non pas les autres. Vous riez ? vous trouvez que je suis très vain ?

— Non, mais très enfant. Dieu merci ! Vous ne vous tuerez pas.

— Mais je ne veux pas du tout me tuer, moi ! Je m’aime autant qu’un autre, je m’aime de tout mon cœur, je vous jure ! Mais je dis que ma palette, instrument de ma gloire, est l’instrument de mon supplice, puisque je ne sais pas travailler sans souffrir. Alors je cherche dans le désordre, non pas la mort de mon corps ou de mon esprit, mais l’usure et l’apaisement de mes nerfs. Voilà tout, Thérèse. Qu’y a-t-il donc là qui ne soit raisonnable ? Je ne travaille un peu proprement que quand je tombe de fatigue.

— C’est vrai, dit Thérèse, je l’ai remarqué, et je m’en étonne comme d’une anomalie ; mais je crains bien que cette manière de produire ne vous tue, et je ne peux pas me figurer qu’il en puisse arriver autrement. Attendez, répondez à une question : Avez-vous commencé la vie par le travail et l’abstinence, et avez-vous senti alors la nécessité de vous étourdir pour vous reposer ?

— Non, c’est le contraire. Je suis sorti du collège, aimant la peinture, mais ne croyant pas être jamais forcé de peindre. Je me croyais riche. Mon père est mort ne laissant rien qu’une trentaine de mille francs, que je me suis dépêché de dévorer, afin d’avoir au moins dans ma vie une année de bien-être. Quand je me suis vu à sec, j’ai pris le pinceau, j’ai été éreinté et porté aux nues, ce qui, de nos jours, constitue le plus grand succès possible, et à présent je me donne, pendant quelques mois ou quelques semaines, du luxe et du plaisir tant que l’argent dure. Quand il n’y a plus rien, c’est