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ELLE ET LUI.

pour le mieux, puisque je suis également au bout de mes forces et de mes désirs. Alors je reprends le travail avec rage, douleur et transport, et le travail accompli, le loisir et la prodigalité recommencent.

— Il y a longtemps que vous menez cette vie-là ?

— Il ne peut pas y avoir longtemps à mon âge ! Il y a trois ans.

— Eh ! c’est beaucoup pour votre âge justement ! Et puis vous avez mal commencé : vous avez mis le feu à vos esprits vitaux avant qu’ils eussent pris leur essor ; vous avez bu du vinaigre pour vous empêcher de grandir. Votre tête a grossi quand même, et le génie s’y est développé malgré tout ; mais peut-être bien votre cœur s’est-il atrophié, peut-être ne serez-vous jamais ni un homme ni un artiste complet.

Ces paroles de Thérèse, dites avec une tristesse tranquille, irritèrent Laurent. — Ainsi, reprit-il en se levant, vous me méprisez ?

— Non, répondit-elle en lui tendant la main, je vous plains !

Et Laurent vit deux grosses larmes couler lentement sur les joues de Thérèse.

Ces larmes amenèrent en lui une réaction violente : un déluge de pleurs inonda son visage, et, se jetant aux genoux de Thérèse, non pas comme un amant qui se déclare, mais comme un enfant qui se confesse : — Ah ! ma pauvre chère amie ! s’écria-t-il en lui prenant les mains, vous avez raison de me plaindre, car j’en ai besoin ! Je suis malheureux, voyez-vous, si malheureux que j’ai honte de le dire ! Ce je ne sais quoi que j’ai dans la poitrine à la place du cœur crie sans cesse après je ne sais quoi, et moi, je ne sais que lui donner pour l’apaiser. J’aime Dieu, et je ne crois pas en lui. J’aime toutes les femmes, et je les méprise toutes ! Je peux vous dire cela, à vous qui êtes mon camarade et mon ami ! Je me surprends parfois prêt à idolâtrer une courtisane, tandis qu’auprès d’un ange je serais peut-être plus froid qu’un marbre. Tout est dérangé dans mes notions, tout est peut-être dévié dans mes instincts. Si je vous disais que je ne trouve déjà plus d’idées riantes dans le vin ! Oui, j’ai l’ivresse triste, à ce qu’il paraît, et on m’a dit qu’avant-hier, dans cette débauche à Montmorency, j’avais déclamé des choses tragiques avec une emphase aussi effrayante que ridicule. Que voulez-vous donc que je devienne, Thérèse, si vous n’avez pas pitié de moi ?

— Certes j’ai pitié, mon pauvre enfant, dit Thérèse en lui essuyant les yeux avec son mouchoir ; mais à quoi cela peut-il vous servir ?

— Si vous m’aimiez, Thérèse ! Ne me retirez pas vos mains ! Est-ce que vous ne m’avez pas permis d’être pour vous une espèce d’ami ?