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reprises ; nous le laisserons compléter nos propres réflexions : « Dans ce changement de température de toute une nation, c’est une douleur poignante pour chaque individu que la nécessité de donner brusquement une autre direction à son esprit, de refouler, de détruire toute son éducation passée, de se créer, pour ainsi dire, en quelques mois une autre nature. C’est à peu près comme si les hommes changeaient en un moment non pas seulement de climat, mais d’atmosphère : ils auraient peine à respirer. Voilà ce que nous éprouvions dans le cataclysme subit de 1815. » Cependant cette éducation nouvelle dut forcément se faire dans tous les jeunes esprits de ce temps, et le désastre qui d’abord avait été une gêne devint un auxiliaire puissant. À la clarté des événemens contemporains, l’intelligence put voir se dérouler comme en un miroir magique l’histoire des siècles passés. « Ces langues inconnues, vandales, qui avaient résonné à mon oreille, ces tumultes d’armées, ces flots intarissables d’hommes blonds qui avaient passé sous nos fenêtres, j’avais la prétention de les retrouver presque les mêmes dans les descriptions de mon Tacite. Les Hérules, les Chérusques avaient défilé devant moi, et voilà que je les revoyais passer. Bientôt j’allais plus loin que l’histoire. Par-delà son horizon, je découvrais la forêt de lances des Cosaques, je reconnaissais en vedettes perdues les petits chevaux des Huns pour les avoir vu mener à l’abreuvoir… Quand je lus dans Sidoine Apollinaire que les barbares de son temps enduisaient de beurre leurs moustaches, ce petit détail replaça vivement sous mes yeux ce que j’avais vu cent fois de nos garnisaires allemands, croates, russes ; il me semble que si mes contemporains faisaient un retour sur eux-mêmes, ils avoueraient que le sens historique des grandes masses humaines, caractère de notre époque, a été éveillé, suscité en eux par la même cause, par le même spectacle du débordement des peuples hors de leur ancien lit. »

Je ne puis suivre M. Quinet pas à pas dans ce récit d’une lenteur charmante comme les années mêmes de l’enfance, où le temps marche avec une si adorable nonchalance, où l’esprit se meut avec une si gracieuse paresse. Je renverrai donc le lecteur à mainte page ravissante, entre autres à celle où l’auteur raconte sa première communion accomplie sous les auspices tutélaires des deux cultes ennemis, un instant réconciliés dans son cœur d’enfant. Je ne veux cependant pas omettre le chapitre des premières impressions amoureuses, qui revêtent dans les confessions de M. Quinet une forme tout à fait délicate et distinguée. Impressions amoureuses est un mot bien fort, car il ne s’agit pas ici précisément des amours vigoureux déjà de l’adolescence, mais de cette fermentation légère et toute à la surface de l’âme qu’éveille chez l’enfant la vue