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de la beauté. Cet amour qui ressemble au mouvement instinctif de l’enfant nouveau-né qui étend la main vers la lumière, au vague sourire qu’il adresse aux personnes et aux choses qui l’environnent, a été saisi par M. Quinet dans sa véritable nuance, et admirablement exprimé dans une des plus jolies phrases qu’on ait écrites depuis longtemps. « Avant la bohémienne, une autre apparition s’était levée pour moi au matin de la vie, parmi des œillets de Perse, dans le jardin des abeilles, à Certines, et au milieu de ces figures il n’y a pas une enfant, mais toujours des personnes achevées dans la fleur, sinon dans la maturité de l’âge. Chacune de ces apparitions me renvoie à une apparition plus lointaine. Je vois ainsi comme une procession de ces enchanteresses se tenir par la main jusqu’au moment où mes yeux s’ouvrent à la lumière du monde, ce qui devrait en conscience m’obliger de croire avec Platon que l’âme s’éveille dans l’éternel amour. » Il est impossible de saisir avec plus de dextérité et de fixer sur la froide page ce brillant papillon du printemps de l’âme.

Cet amour, qui n’est autre chose que le premier sentiment de la beauté, n’est pas le seul cependant qui apparaisse dans ces confessions d’enfance. Aux approches de l’adolescence, M. Quinet éprouva une des variétés les plus malignes de la maladie amoureuse. Cette fois ce n’était plus un vague étonnement ou une heureuse surprise, ce fut une terreur âpre, poignante, douloureuse, ingouvernable. « C’était une personne régulièrement belle, d’une beauté de statue antique, le profil tout romain, les yeux immobiles, étincelans sous une forêt de cheveux d’ébène dont les tresses étaient nouées en masses sculpturales, une tête d’Agrippine plutôt grande que petite, un cou de cygne, une taille fière, mais le teint mat et qui paraissait étrange. Son nom, tout romain comme elle, voulait dire Beauté… Elle parla peu. Ce silence même, ajouta pour moi à la stupéfaction que me causa sa présence. Elle m’inspira une sorte d’effroi, comme si j’eusse vu se mouvoir une statue, avec laquelle je ne me serais senti aucun point de ressemblance. Dès que je fus seul, je sentis avec une netteté parfaite deux choses : premièrement qu’elle était maîtresse de mon cœur, de mes yeux, de ma mémoire, comme personne ne l’avait jamais été, deuxièmement qu’il fallait m’arracher à cette obsession, et me retrouver moi-même ; car cet hôte froid, inconnu hier encore, que je trouvais partout en moi, me causa dès le commencement une peine insupportable. Ce n’était plus la vision complaisante de Mlle G…, que je gouvernais à mon gré, au milieu des aubépines et des genêts en fleurs, c’était une force dont je me sentais opprimé, écrasé. En même temps que je lui fus soumis, je me résolus de lui échapper. Cruelle, funeste expérience pour une