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âme novice, de s’apercevoir pour la première fois qu’elle n’est plus maîtresse chez elle, qu’une autre, bien pis encore, que la pensée d’une autre l’investit et la possède, que la solitude première est détruite sans retour, qu’un personnage étranger s’est glissé dans les premières ombres matinales. » M. Quinet nous raconte éloquemment les efforts de volonté qu’il fit pour échapper à cette tyrannie. Ces efforts sont un honneur pour la jeune âme qui comprit d’instinct le danger qu’elle courait, car le sentiment qui s’était emparé de M. Quinet à la manière d’un envahisseur est un des plus redoutables qui existent. La plupart des hommes l’admirent et ont essayé de lui donner de beaux noms, et cependant malgré toute leur indulgence ils n’ont pas réussi. Les deux seuls noms qu’ils ont trouvés expriment une maladie et une superstition : passion et idolâtrie. Appelons-le plutôt l’humiliation de l’âme devant la beauté. Réfléchissez à tout ce que renferme d’esclavage, d’apostasie de la vérité, de trahison de la liberté, ce triste mot : humiliation, et vous comprendrez peut-être pourquoi les robustes païens traitaient de malades ceux qui avaient accepté cette servitude, et pourquoi les chrétiens, avec un sentiment plus profond de l’origine et de la destinée de l’âme, lui ont interdit de se dévouer à la créature.

J’arrête ici ma tâche avec ce premier cri de l’âme adolescente devant les périls du monde et les dangers de la vie. Quelles ont été ses épreuves pendant la jeunesse et l’âge mûr ? M. Quinet ne nous le dit pas, mais nous pouvons soupçonner qu’elles ont été nombreuses, et que quelques-unes ont été amères. En parlant de son commerce familier avec les grandes intelligences de tous les temps, M. Quinet dit un peu tristement : « Le monde ne m’a pas souri, mais elles ont eu pitié d’une si grande soif de vérité, de lumière, de beauté ; elles m’ont jugé sur mon amour et non sur ma puissance. » Pour nous, qui n’avons pas les mêmes droits que les grandes intelligences dont il parle, nous le jugeons à la fois et sur son amour et sur sa puissance, car sa puissance est incontestable, quoiqu’elle ait été quelquefois contestée. Il n’y a pas chez M. Quinet moins de force que d’élévation. La seule grande qualité qui lui ait manqué pour devenir tout à fait populaire et pour être mis tout à fait au premier rang parmi les experts jurés des œuvres de l’intelligence, c’est la souplesse ; mais si cette qualité est absente, que de belles compensations nous offre le talent de M. Quinet ! Son imagination n’est pas variée peut-être, mais elle est singulièrement riche et forte : aucune imagination de ce temps-ci n’a un coup d’aile aussi vigoureux et une envergure d’une telle ampleur. J’étonnerai sans doute beaucoup de personnes en leur disant qu’il y a dans dix pages d’Ahasvérus plus de poésie qu’il n’y en a dans une foule de poésies symboliques