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Chateaubriand n’attendait pas le développement de toutes les libertés pour user de celles qui étaient en son pouvoir. Avant d’écrire des articles de journaux, il savait écrire des livres. On peut dire qu’il a acclimaté chez nous le pamphlet politique, qui avait exercé de tout temps beaucoup d’action sur le gouvernement anglais, et qui devait aussi avoir sa place dans l’histoire du nôtre; il avait toutes les qualités nécessaires pour réussir dans cette sorte d’écrits, la vivacité du trait, l’éclat du style, l’exagération de la passion. A-t-il rendu service ou fait tort à notre nation en la dotant de ce genre de composition si puissant et si dangereux? Qui pourrait le décider? Qui pourrait dire si le genre humain doit des malédictions ou des actions de grâces à ceux qui ont inventé les terribles engins de la guerre, les armes qui facilitent la destruction des hommes, mais qui servent en même temps les vues de la Providence, en faisant avancer la civilisation et en renouvelant à certaines époques la face du monde? Il en est ainsi des armes formidables de la parole et de la presse; les passions en ont abusé et en abuseront toujours, parce que l’abus est inséparable des meilleures institutions. Peut-on les condamner cependant, si la liberté de la presse, même avec ses excès, est indispensable pour assurer le progrès des idées et le développement de l’intelligence publique, pour garantir les individus contre toute atteinte, pour prévenir les scandales par la crainte de la publicité, pour stimuler l’ardeur et l’activité des hommes d’état, et les avertir, suivant la noble expression de M. Royer-Collard, « que les constitutions ne sont pas des tentes dressées pour le sommeil? »

Aussitôt que les journaux se trouvèrent libres de toutes entraves, Chateaubriand descendit résolument dans la lice qui lui était ouverte; dès 1818, il fonda le Conservateur. Tout en attaquant sans mesure le ministère libéral, il accoutuma son parti à la pratique de la liberté. Laissons-le expliquer lui-même dans ses mémoires un des effets de sa polémique. « La révolution opérée par ce journal, dit-il, fut inouïe : en France, il changea la majorité dans les chambres; à l’étranger, il transforma l’esprit des cabinets. Ainsi les royalistes me durent l’avantage de sortir du néant dans lequel ils étaient tombés auprès des peuples et des rois. Je mis la plume à la main aux plus grandes familles de France. J’affublai en journalistes les Montmorency et les Lévis; je convoquai l’arrière-ban; je fis marcher la féodalité au secours de la liberté de la presse. J’avais réuni les hommes les plus éclatans du parti royaliste, MM. de Villèle, de Corbière, de Vitrolles, de Castelbajac, etc. Je ne pouvais m’empêcher de bénir la Providence toutes les fois que j’étendais la robe rouge d’un prince de l’église sur le Conservateur, et que j’avais le plaisir de lire un article signé en toutes lettres : le cardinal de La Luzerne. » C’était en effet un véritable triomphe, et quand on se rappelle combien l’aris-