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elle est l’une des manifestations de sa vie, et l’homme, immuable dans son essence, se modifie incessamment avec l’âge, la société et le climat où il se développe. Il y a donc une musique qui exprime à la fois les sentimens particuliers de chaque peuple et l’individualité du génie qui s’en fait l’interprète, comme il existe une langue, une littérature, une peinture empreintes du caractère de nationalité. L’homme du Nord éprouve comme l’homme du Midi le besoin de prier, mais la prière de l’Allemand ne se traduira pas dans l’art de la même manière que la prière de l’Italien ou de l’Espagnol. Il en est de même des autres sentimens, de l’amour surtout, la passion la plus identique à elle-même qui existe dans le cœur de l’homme, et qui sera pourtant rêveuse et un peu mystique chez les poètes et les artistes allemands, vive, ardente et colorée chez les maîtres italiens. Deux illustres contemporains de la seconde moitié du XVIe siècle, Palestrina et Orlando di Lasso, tous les deux grands musiciens pour leur temps, tous les deux catholiques, employant les mêmes ressources de l’art pour rendre les mêmes sentimens, ne parviennent-ils pas à accuser, dans l’œuvre qu’ils nous ont laissée, une nuance qui révèle le pays et la race dont ils sont sortis? Il y a dans les messes, dans les motets et les madrigaux de Palestrina une sérénité grandiose, une clarté et une onction pénétrante, où se reconnaît le génie italien, et particulièrement celui de l’école romaine, qui avait déjà produit Raphaël, tandis qu’Orlando di Lasso ne peut s’empêcher de révéler qu’il est Belge et homme du Nord par une plus grande vivacité de rhythme, par un pressentiment de la modulation et de l’accent dramatique qui seront un jour les qualités saillantes de la musique allemande.

A mesure qu’on s’approche des temps modernes et que les engins de l’art deviennent plus nombreux, le caractère national s’imprime plus fortement dans les œuvres du génie musical. Sébastien Bach crée, pour ainsi dire, les formules scientifiques de la musique allemande, où dominent la profondeur des combinaisons harmoniques et le pittoresque de l’instrumentation, pendant qu’Alexandre Scarlatti, son contemporain, fonde l’école italienne, où prévaut l’idée mélodique interprétée par la voix humaine, qui restera toujours le guide du génie musical de la nation. Les Italiens veulent qu’on chante partout et constamment, aussi bien à l’église qu’au théâtre. Ils repoussent toute idée musicale qui ne peut être facilement rendue par la voix humaine et font à ce plaisir de prédilection les plus larges concessions de convenance et de logique dramatique. Les Allemands au contraire, peuple recueilli et profond, race de poètes intimes et de métaphysiciens, cherchent dans la musique ce qu’ils demandent à tous les arts : l’infini des combinaisons harmoniques, les longs développemens d’un thème donné, le pittoresque de l’instrumentation, le symbolisme de la pensée; ils veulent être savamment émus après avoir admiré l’effort du génie, après s’être assurés de la légitimité et de la complexité des moyens dont il s’est servi pour leur arracher des larmes. Une voix qui, en charmant l’oreille, retentit au fond du cœur, una voceche nell’ anima risuona, comme disent les Italiens, suffit pour exciter les transports de ce peuple délicat, qui a créé le type ineffable des vierges de Raphaël, et qui n’attend pas que la raison lui dise : Tu peux pleurer, je te le permets ! tandis qu’un Allemand veut comprendre avant de