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venir en est présent à tous les esprits. Mais parmi les incidens journaliers de cette lutte gigantesque et les péripéties d’un drame si émouvant, peut-être l’extraordinaire intérêt du spectacle a-t-il détourné l’attention publique du mode même de guerre pratiqué sur des rivages si éloignés de ceux de la France et de l’Angleterre; peut-être ne s’est-on pas assez occupé d’en saisir les traits caractéristiques et d’en déduire les conséquences. Rassembler ces traits, tirer ces conséquences, sera la première partie de notre tâche : nous le ferons aussi brièvement que possible. Il est bien loin de notre pensée de recommencer ici une histoire si souvent et si bien racontée: la parole, au lendemain des événemens, n’appartient pour les redire qu’à ceux qui les ont vus, et nous n’avons pas eu cet avantage; mais si nous n’avons pu être ni acteur, ni témoin, nous avons essayé d’être attentif observateur, et toutes nos réflexions ont abouti à nous convaincre que l’emploi combiné des forces de terre et de mer dans les guerres européennes peut devenir pour la France un incomparable élément de succès et de gloire, comme il peut être aussi pour elle une cause de péril sur laquelle on ne saurait trop l’éclairer. Et pour mettre dans toute sa lumière un fait de cette importance, nous avons cru qu’on nous pardonnerait de revenir sur quelques-uns des événemens, quoique bien connus, de l’expédition de Crimée. Nous ne les mentionnerons que pour tâcher d’en faire sortir des conclusions pratiques et d’utiles enseignemens. Notre seconde partie sera consacrée à développer ces conclusions et à généraliser ces enseignemens.


I.

Laissant de côté tous les préambules, nous prenons les faits au moment décisif où les forces alliées réunies à Varna étaient à la veille de commencer les hostilités. Pour l’Angleterre, la situation n’était pas nouvelle; sa position insulaire l’avait habituée de longue main à transporter au loin les armées avec lesquelles elle prend part aux luttes du continent. C’est ainsi qu’au commencement de ce siècle elle avait, avec des chances de succès très diverses, envoyé ses soldats en Portugal, en Espagne et aux Pays-Bas. Il en était autrement pour la France. Puissance continentale de premier ordre, on ne l’avait pas encore vue prendre la route des mers pour aller chercher au loin le point vulnérable d’une autre puissance du continent. Il y avait bien eu l’expédition d’Egypte et celle d’Alger, qui avaient été comme des essais, comme un heureux apprentissage de ce mode de guerre ; mais ces entreprises, dirigées contre des peuples barbares, semblaient appartenir à la vieille tradition des guerres