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par paresse, ce prince voulait en effet se conserver le triste plaisir de critiquer toujours son gouvernement et jouir en quelque sorte de fautes qu’il aimait à prévoir sans rien faire pour les prévenir. Cette étrange disposition d’esprit avait provoqué l’établissement de la célèbre correspondance secrète à laquelle étaient admis un certain nombre d’agens diplomatiques conjointement avec quelques personnes sans caractère public. Organisée par le prince de Conti vers 1740, sous le sceau d’un secret qui échappa même à Mme de Pompadour, et que le duc de Choiseul soupçonna sans le pénétrer, cette correspondance fut conduite, comme on sait, par le comte de Broglie, ancien ambassadeur en Pologne, jusqu’aux derniers jours du règne à travers les plus cruelles épreuves. Dépistée par Mme Du Barry, les auteurs en furent poursuivis avec une audace brutale par le duc d’Aiguillon, et l’on eut le spectacle, à coup sûr sans exemple, des correspondans personnels d’un souverain jetés à la Bastille et placés sous le coup d’une accusation criminelle sans être admis ni à se couvrir du nom et des ordres de leur maître, ni à révéler un secret qui lui appartenait plus qu’à eux-mêmes. Se réserver l’espionnage en répudiant la direction, tel fut le rôle choisi par un prince qui disparaît dans son propre règne, non par une patriotique abnégation, comme Louis XIII devant Richelieu, mais par une incurable indifférence pour des intérêts qu’il prétend à la fois connaître et dédaigner.


I.

L’idée dominante chez Louis XV, la perpétuelle obsession de son esprit, c’était la haine du roi de Prusse. Frédéric II ne lui était pas moins odieux par son cynisme que par sa gloire, et l’amant de Mme de Pompadour avait trouvé le moyen de mettre sur la même ligne les torts de l’incrédule envers Dieu et envers les femmes. C’est en profitant de cette faiblesse que la favorite avait changé tout le système politique de la France à l’extérieur et donné au traité de 1756 des conséquences si désastreuses. Dans l’administration intérieure, on pouvait signaler chez le prince une antipathie non moins vive : c’était celle qu’il portait simultanément aux parlementaires, aux jansénistes et aux philosophes, trois variétés de l’esprit d’opposition qui, malgré leurs fréquens désaccords, le représentaient sous toutes ses formes. Louis XV les redoutait à la fois comme souverain et comme orthodoxe, et cette appréhension était chez lui tellement persistante, qu’il est difficile d’expliquer, même en tenant compte de sa faiblesse, les concessions si nombreuses faites sous son règne à l’esprit philosophique et à l’esprit parlementaire. Après avoir vu la royauté capituler devant la magistrature de 1750 à 1759, nous