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le plus vaste dans ses conceptions, le plus minutieux dans ses détails, ne valent pour la poésie une heure de ces émotions puissantes et naturelles qui vont retentir, après avoir traversé l’âme des poètes, dans le cœur des générations lointaines.

L’avenir s’occupera plus des œuvres que de la vie des deux poètes ; mais nous sommes encore trop près d’eux pour oublier ce qu’ils furent ici-bas. Un ostracisme sévère, non pas injuste, les avait rejetés d’une société où leur naissance et leurs talens leur assuraient les premiers rangs. Dieu nous garde de vouloir diviniser leurs fautes et de réclamer pour elles une indulgence que les plus petits sauraient bientôt accommoder à leur taille ! La morale les condamne, mais la critique est obligée de comprendre. Le caractère de Shelley ne peut pas être jugé ici-bas. Il a récusé la justice du monde ; le monde l’a condamné sans l’entendre : c’était son droit. Dieu seul dans sa miséricorde a pu réformer ce jugement. Quant à Byron, malgré sa misanthropie dédaigneuse, il a souffert des mêmes misères que ses semblables, et s’il a crié plus fort sous la blessure de ce monde, c’est que peut-être la douleur l’a frappé plus rudement. Il a ajouté un chapitre douloureux à cette histoire des grands artistes où se succèdent tour à tour le rire et les larmes, la splendeur et la misère, la force et la faiblesse. C’est au milieu de ces contrastes qu’est placé le berceau de toutes les grandes œuvres. Peu d’artistes ont réalisé dans leur vie cet idéal que leur esprit entrevoyait sans cesse. Est-ce à dire que le génie doit toujours marcher côte à côte avec l’immoralité, ou bien que la société ait pour le poète des exigences qu’elle brave pour son compte ? Non, ni Dieu, ni la société ne sont si injustes. Dieu borde d’un écueil le chemin de toute élévation et de toute gloire ; mais il ne prend pas plaisir à voir l’homme y tomber. Quant à la société, il est vrai qu’elle ne peut changer ses lois pour ces rares apparitions qui viennent illuminer la scène du monde. Quand les poètes les transgressent, elle leur montre un visage sévère ; mais quand le tombeau a refroidi la cendre de ceux qui l’ont égayée et charmée, elle verse des larmes sur leurs misères et leurs douleurs, elle s’accuse elle-même d’ingratitude et d’oubli, et ce qui a fait le tourment des artistes pendant leur vie devient presque le charme et la poésie de leur souvenir. Il n’y a là ni injustice ni contradiction. Ni la vie facile, ni les loisirs tranquilles ne sont la condition des grandes œuvres : elles naissent et se développent au milieu de la lutte du désir, du désespoir et de l’espérance. Sans cesse replongée dans le creuset de la douleur et de la joie, l’âme du poète bouillonne, se refroidit et bouillonne encore ; elle sent toujours l’aiguillon de la vie, et rajeunit sans cesse dans le trouble, comme sous une incantation magique. Les choses sont donc bien ainsi. Il ne faut