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petits-maîtres qui, sur les champs de bataille, servaient d’ailes à sa pensée, portaient partout ses ordres, exécutaient les manœuvres les plus périlleuses, tantôt chargeant avec une impétuosité irrésistible, tantôt soutenant les charges les plus terribles avec une constance et une solidité à toute épreuve. Mais si l’intrépide Tavannes pouvait fort bien conduire une division dans une grande armée, il n’était pas de force à commander en chef, et il n’avait pas d’autorité sur les troupes étrangères que le duc de Nemours avait amenées de Flandre, et qu’il remit, en se rendant à Paris avec Condé, entre les mains du comte de Clinchamp. L’armée, ainsi partagée, n’était capable de rien de grand. Condé seul pouvait achever ce qu’il avait commencé. Une fois engagé dans la formidable entreprise qu’il avait formée contre la reine et Mazarin, il n’y avait de salut pour lui qu’en la poussant jusqu’au bout. Il devait donc, s’il est permis de s’exprimer ainsi, s’acharner sur Turenne, périr ou le vaincre, et contraindre Mazarin à s’enfuir une dernière fois en Allemagne ou en Italie, et la reine à lui remettre le jeune roi. Pour cela, il aurait fallu à Condé une ambition fixe, un but bien déterminé; il aurait fallu qu’il se proposât nettement d’être régent ou du moins lieutenant-général du royaume à la place de Monsieur, de gré ou de force, qu’il concentrât tous les pouvoirs dans sa main, qu’il fût enfin Cromwell ou Guillaume III, et Condé n’était ni l’un ni l’autre. Depuis sa prison, son esprit avait été traversé par de mauvais rêves; mais il y avait dans son cœur un fonds invincible de loyauté. L’ambition était bien plus autour de lui qu’en lui-même. Il n’avait pas même songé à effacer les d’Orléans, à supprimer entre le trône et sa maison un intermédiaire qui depuis vingt années n’avait cessé d’être funeste à la monarchie et à la France. Au contraire, il avait contracté avec Monsieur des engagemens auxquels il entendait rester fidèle. Il exigeait impérieusement pour ses parens et pour ses amis des avantages considérables : pour lui-même, il ne savait trop ce qu’il voulait. Mais quoi qu’il voulût et dans toutes les hypothèses, car son secret est demeuré entre Dieu et lui, il eut tort de s’éloigner de la Loire en laissant Turenne debout. Voilà sa véritable faute, et non pas d’avoir manqué d’audace, comme le dit Napoléon. Ce n’est pas une faute militaire, c’est une faute politique immense, irréparable. Il pouvait écraser Turenne, il devait le tenter du moins; il le laissa échapper. L’occasion une fois manquée ne revint plus. Turenne jusque-là n’était qu’au second rang; par une résistance glorieuse, il eut dès ce moment et on s’appliqua à lui donner l’importance d’un rival de Condé. Mazarin s’enhardit de jour en jour davantage; la royauté, qui avait été à deux doigts de sa perte, se releva, et la cour se rapprocha de Paris, tandis que, poussé par son mauvais génie, quittant les champs de bataille où était sa véri-