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nie. Ce caractère, c’est celui du jeune Français d’aujourd’hui, doué de qualités élevées et délicates, mis en contact avec une société positive et matérielle, rapidement instruit par une dure expérience, et qui se fait extérieurement semblable aux hommes de son temps pour ne pas être leur victime. Il arrive vite à reconnaître que ce serait pure duperie que de prodiguer sa sensibilité ou sa générosité dans un monde qui considère ces qualités comme des qualités de luxe. Dès lors la crainte d’être dupe devient le mobile de toutes ses actions, et l’horreur du ridicule, le critérium de sa conduite. Il voit le monde armé contre lui, et cherche avant tout à combattre à armes égales; à la dureté il oppose le cynisme. Il n’a ni défiance ni confiance à l’endroit de ceux qu’il fréquente; il a l’absolue conviction qu’ils cherchent à abuser de lui à leur profit, et que par conséquent il doit s’arranger pour user d’eux à son bénéfice. Dans l’organisation sociale, il ne voit pas autre chose qu’un échange réciproque de services immédiats qui doivent se solder en profits immédiats. Il n’a aucun espoir à long terme; la sauvage et vulgaire maxime, donnant donnant, est sa devise. Il est dur et cruel sans remords : s’il est généreux, c’est avec orgueil et sans chaleur; s’il fait le bien, c’est avec mépris. Ses haines n’ont aucune ténacité, parce que la haine est un sentiment qui ne rapporte aucun bénéfice; il croit aussi inutile de se venger que de pardonner, mais il n’oublie rien. Ainsi armé d’indifférence, de dureté et de cynisme, il marche dans la vie, n’attendant rien que de lui-même, convaincu que l’homme est l’ennemi naturel de l’homme. Cette remarquable vérité étant donnée, quels sont ses devoirs et ses droits? Comme il est moral et honnête, sa conscience l’avertit que son devoir est de ne manger personne, mais qu’une fois ce devoir négatif accompli, son droit incontestable est de combattre à outrance pour n’être pas mangé. Voilà le type du jeune Français moderne quand il est réellement moral et bien doué; jugez un peu de ce qu’il doit être quand il est immoral et sans esprit. Le type n’est pas aimable, comme vous voyez; en revanche il est très ferme et très accusé. Je regrette que ce type, qui se laisse apercevoir à chaque instant dans M. Barrière, n’ait pas été saisi et rendu comme il méritait de l’être, et je le recommande à l’attention des auteurs dramatiques contemporains.

La morale dans les drames de M. Barrière n’a pas toujours raison. L’indignation contre le mal est d’autant plus sincère qu’elle est plus spontanée, je le reconnais; cependant, si spontanée qu’elle soit, elle ne doit jamais être intempestive. Or la morale de M. Barrière est trop souvent intempestive et flagelle avec une fureur aveugle, sans prudence et sans discernement. C’est ici que ces qualités