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et don Agustin, l’Espagnol, reçut l’ordre formel de s’éloigner de la capitale. Ont-ils obéi aux injonctions de la police ? Je l’ignore ; le bruit a couru qu’une rencontre avait eu lieu. Les partisans de l’Espagnol prétendent que celui-ci a grièvement blessé son adversaire ; les amis de mon neveu affirment qu’il a donné une bonne leçon au Godo. L’un d’eux est peut-être mort au moment où je parle… Ces nouvelles contradictoires ont vivement ému la société de Santiago ; elles sont arrivées aux oreilles de ma fille, et depuis lors elle est tombée dans une mélancolie profonde. Il m’a fallu la ramener à la campagne, et pour avoir eu la fatale idée de lancer dans le tourbillon du monde une enfant chérie, j’en suis réduit à la tenir confinée au milieu des champs, cachant à tout ce qui m’entoure sa folie et mes profondes douleurs… Vous savez maintenant les causes de sa maladie ; vous seul êtes instruit de son état misérable. Et dire que c’est un Godo qui a plongé dans ces malheurs sans remède une famille qui aurait pu être si heureuse !

Le docteur Henri ne partageait pas l’indignation de don Ignacio contre le jeune Espagnol ; il lui semblait même que la vivacité du père avait été la cause directe et immédiate de cet imbroglio, dans lequel la vie de deux jeunes gens de bonne famille et la raison de sa fille étaient en jeu. Gardant pour lui les réflexions qu’il eût été inutile d’exprimer, le docteur se contenta de demander à don Ignacio la permission de retourner un instant auprès de Mercedès. Il la retrouva assise dans son fauteuil, immobile et versant encore quelques larmes silencieuses. Sa jeune sœur Luisa restait à genoux près d’elle, lui prodiguant ses caresses avec un dévouement tout filial.

— Elle est un peu mieux ; voilà qu’elle se calme, mon père, dit Luisa en se relevant. N’est-ce pas, docteur, la crise est passée ?

Don Ignacio prit dans sa main brûlante la main blanche et froide de sa fille malade. doña Mercedès leva sur lui ses yeux humides et languissans.

— Mon enfant, ma chère enfant ! s’écria son père en la baisant au front, où souffres-tu ? qu’éprouves-tu ?… Parle, dis-moi un mot, un seul mot ; il y a si longtemps que je n’ai entendu le son de ta voix !

Pour toute réponse, doña Mercedès posa sa main sur son cœur, et dit d’une voix étouffée : — Là, je souffre là !… — Puis elle fit comprendre par un geste qu’elle désirait être seule.

— Monsieur le docteur, dit tout bas Luisa, vous reviendrez, n’est-ce pas ?… Mon père, priez donc le docteur de revenir ; puisque le hasard a fait arriver un médecin auprès de ma pauvre sœur, cachée aux regards de tout le monde, recourons à ses conseils…

Don Ignacio invita poliment le docteur Henri à le visiter de nouveau. — j’avais juré d’ensevelir mes chagrins dans une ombre éter-