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nelle, dit-il avec tristesse. Vous ne guérirez pas ma pauvre Mercedès, je le sais bien ; mais enfin, puisque vous connaissez tous nos malheurs, votre présence nous consolera, sa sœur et moi. Voyez, docteur ; le ciel m’a donné deux filles accomplies : Luisa est une ange de douceur et de bonté ; Mercedès est une ange de beauté ! J’avais pour celle-ci trop de faiblesse, et il a plu à Dieu de la frapper… Que sa volonté soit faite !

— Il vous la rendra, je l’espère, reprit le docteur ; nous essaierons de la rappeler à la santé. Puissé-je dire avant peu, comme notre vieux et savant Ambroise Paré : Je la pansai, Dieu la guérit !


III.

Le soleil se couchait au moment où le jeune docteur, après avoir échangé une cordiale poignée de main avec don Ignacio Moreno, mettait le pied dans l’étrier. Il trotta quelque temps sur un plateau élevé, d’où ses regards s’étendaient vers les cimes des montagnes, nuancées d’une teinte rose par les derniers rayons du jour ; puis il s’engagea dans un ravin profond, déjà envahi par l’obscurité du soir. Par instans, le fer de son cheval, heurtant un caillou, en faisait jaillir une vive étincelle. Le docteur regagnait la ville de Valparaiso sans trop se presser, jouissant du plaisir, bien rare désormais, qu’éprouve le voyageur à chevaucher par monts et par vaux à la clarté des étoiles. Tout en suivant sa route, il songeait à la jeune malade près de laquelle le hasard l’avait conduit.

— Voilà un cas difficile, se disait-il en laissant flotter la bride ; de la mélancolie à la folie il n’y a qu’un pas, et la folie née de la tristesse dégénère en un affaissement moral qui résiste à tout traitement. Cette jeune fille n’a pas perdu la raison : non, son regard n’a rien d’égaré ; elle rêve, elle se souvient et elle souffre… Mais à force de se concentrer dans sa douleur et de s’y renfermer pour nourrir en silence ses regrets et son chagrin, il se peut qu’elle arrive à une véritable folie… Notre pauvre raison humaine est comme un précieux liquide enfermé dans un vase fragile… Il faut si peu de chose pour fêler le vase ! L’amour, l’ambition, la peur…

— Halte ! cria tout à coup une voix vibrante.

Surpris par cette brusque interpellation, le docteur ne se souvint plus qu’il était porteur d’une paire de pistolets. Il serra si fortement la bride de son cheval que l’animal faillit s’abattre sur les pieds de derrière. Au même instant parut devant lui un cavalier portant le costume complet du guapo[1] chilien ; un poncho de couleur foncée couvrait ses épaules, des bottes en poil d’alpaca enveloppaient le

  1. Homme de la campagne, hardi cavalier. Le guapo du Chili fait à peu près le pendant du gaucho des pampas.