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que, s’il n’y prenait garde, cette guerre du brelan et du lansquenet finirait par lui coûter plus cher que l’autre. A une grande manœuvre du mois de mai 1751, tous les amis de Chasot furent témoins de sa disgrâce. Le roi ne se contenta pas de lui tourner le dos, mais, lui cherchant querelle à propos de je ne sais quelle prétendue infraction, il l’apostropha d’une façon telle qu’après une pareille scène il devenait impossible au chevalier de rester au service. Plusieurs ont cru voir dans cette boutade du monarque l’effet d’une conversation récente où Chasot, sans doute mécontenté par quelque refus d’argent, aurait parlé de la lésinerie de Frédéric avec une très grande irrévérence, disant : « Je ne sais quel malheureux guignon poursuit le roi; mais ce guignon se reproduit dans tout ce que sa majesté entreprend ou ordonne. Toujours ses vues sont bonnes, ses plans sont sages, réfléchis et justes, et toujours le succès est nul ou très imparfait. Et pourquoi? Toujours pour la même cause, parce qu’il manque un louis à l’exécution! Un louis de plus, et tout irait à merveille! Son guignon veut que partout il retienne ce maudit louis, et tout se fait mal. » Quoi qu’il en soit, la brouille eut lieu; Chasot, fort désireux de faire un voyage en France,* mit en avant des raisons de santé, qui furent aussitôt accueillies, bien qu’au fond personne n’y crût. « Pour le major Chasot, écrit Voltaire à Mme Denis (14 novembre 1751), qui a dû vous rendre une lettre, il s’était emmaillotté la tête et avait feint une-grosse maladie pour avoir la permission d’aller à Paris. Il se porte bien celui-là, et si bien qu’il ne reviendra plus. Il avait pris son parti depuis longtemps. » Et quelques mois plus tard, toujours à la même personne : «Le roi me disait hier qu’il m’aurait donné une province pour m’avoir auprès de lui. Apparemment qu’il n’a pas promis de province au chevalier de Chasot[1]. Je suis très sûr qu’il ne reviendra point; il est fort mécontent, et il a d’ailleurs des affaires plus agréables. »

Cependant peu à peu le vide commençait à se faire autour du roi, et six mois s’étaient à peine écoulés que déjà s’éclaircissait à vue d’œil le groupe intime auquel Chasot avait appartenu. Les uns étaient morts de mort violente, les autres avaient fini par divorcer pour incompatibilité d’humeur : danse macabre s’il en fut, et qu’avait ouverte La Mettrie au sortir de ce joyeux souper chez lord Tyrcon-

  1. J’ai dit que Voltaire n’aimait point Chasot, et peut-être avait-il de bonnes raisons pour cela. Le chevalier, à ce qu’on raconte, s’emportait aisément dans la controverse, et poussa même un jour l’oubli des bienséances jusqu’à vouloir répondre avec sa canne à certaines épigrammes. « J’ai eu le malheur d’être traité par Chasot comme le curé de Mecklembourg. On a dit alors que votre majesté ne souffriroit plus que je logeasse dans son palais de Berlin. Je n’ai pas proféré la moindre plainte contre Chasot. Je ne me plaindrai jamais de lui ni de quiconque a pu l’aigrir. » Voltaire, lettre à Frédéric, 1751.