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beaucoup plus âgé, mais auquel l’expérience et le renom donnaient cette autorité protectrice où les belles âmes vraiment féminines aiment à s’abandonner. Du reste, pour Chasot, le crédit allait croissant. La situation qu’il occupait à Lubeck, ses relations avec les divers états du voisinage, faisaient de lui une sorte de puissance. Il n’en fallait pas davantage pour que Frédéric sentît revivre ses meilleures dispositions d’autrefois, et ne demandât qu’à se rapprocher d’un ancien ami qui lui pouvait être utile.

Depuis 1756, l’alarme avait repris. On était en pleine guerre de sept ans, au lendemain des journées de Prague, de Collin, de Rosbach, de Lutzen, de Zorndorf et de Kunersdorf. Pour tenir tête aux forces nombreuses que l’Europe envoyait contre lui de tous côtés, le roi de Prusse avait besoin de renouveler incessamment son armée. Or, à ces continuelles levées d’hommes le pays s’étant bientôt épuisé, on avait dû recourir à l’étranger; mais là des difficultés d’un autre genre se présentaient, grâce aux diplomates accrédités par les cours ennemies près les petits états où les officiers recruteurs de Frédéric avaient à manœuvrer. Ce fut dans ces circonstances difficiles que le roi se souvint de son ancien ami. « Il s’agirait, mande Frédéric à Chasot (28 novembre 1760), il s’agirait de me fournir trois ou quatre cents hommes que vous feriez enrôler dans vos cantons pour mon service. Je m’engagerais volontiers à faire payer pour ces gens, lorsqu’ils nous seraient délivrés, dix écus par tête. La délicatesse dans le choix de ces gens pour la tournure serait hors de saison et nullement nécessaire. Au cas que vous voulussiez me témoigner cette complaisance, je vous prierais de me l’écrire d’abord pour que je puisse vous envoyer sans délai un officier de ma part. » Le grand capitaine, comme on voit, n’y faisait point tant de façons: la délicatesse dans le choix de ces gens pour la tournure serait hors de saison. En effet, quand on songe à l’emploi qu’il leur destinait, à ces braves gens payés dix écus par tête, on ne voit pas quelle raison il aurait eue de se montrer difficile. Napoléon sur la fin ne faisait pas autrement. Ces mangeurs d’hommes ne cherchent qu’à grossir leur catalogue jusqu’au jour où la destinée vient les arrêter dans leurs conquêtes. Chasot ne pouvait en cette occasion que se montrer digne de la confiance qu’on lui témoignait; il recruta donc beaucoup d’hommes qu’il envoya se faire tuer pour le roi de Prusse. Suave mari magno, dit le poète; c’était l’opinion du chevalier, qui du haut de son promontoire écoutait mugir à ses pieds vents et marée, et se délectait pendant la bagarre à cueillir les doux fruits de l’hymen. Hier encore, à la suite de l’heureuse délivrance de la jeune princesse Frédéric-Guillaume, le vieux maréchal Wrangel s’écriait: « Il nous est arrivé une nouvelle recrue! » C’est juste ce qu’au printemps de 1761 Chasot écrivait à Frédéric, qui lui répondait à l’in-