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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/393

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attacher davantage. L’accueil si cordial du roi, l’empressement de ses vieux camarades, et jusqu’au spectacle de ces glorieux régimens dont il pouvait se dire en les saluant et quorum pars magna fui, que de sujets d’émotion et d’enthousiasme! Le passé revivait sous ses yeux; que serait-ce lorsque dans cette brave armée, à laquelle par tant de liens il tenait encore, figureraient deux jeunes officiers de son nom et de son sang! Décidément le roi ne pouvait lui refuser sa demande; s’entêter d’avantage, c’était vouloir payer de la plus noire ingratitude toute une vie de services et de dévouement. D’ailleurs, qu’à cela ne tînt, à ces règlemens si cruellement inexorables, on se résignerait à faire une concession, et de capitaines qu’on était, on accepterait au besoin de devenir simples lieutenans. Contre une pareille proposition, Frédéric n’avait rien à objecter, et comme il ne demandait en somme qu’à obliger son ami en sauvant les apparences, il se laissa le plus galamment du monde forcer la main, et signa les patentes de ces deux jeunes gens dont l’aîné avait et peine dix-neuf ans.

Chasot tenait enfin ce qu’il voulait, et s’en retourna à Lubeck le cœur plein de reconnaissance pour son ancien maître, qui, de son côté, bénissait le sort de lui avoir rendu son vieil Achate, de telle façon que tous les deux, en se quittant, furent fort étonnés de se retrouver après tant d’années d’absence et de rancune si fermement attachés l’un à l’autre. On prétend que lorsque notre mémoire s’affaiblit, c’est surtout à l’endroit des événemens de la veille, et que, devenue incapable de retenir le moindre fait nouveau, elle continue à planer à distance; la même chose doit pouvoir se dire de notre cœur, où, passé un certain âge, rien ne vit plus que ce qui survit. Pour Frédéric surtout, morose, attristé, cacochyme, ce retour aux heureux souvenirs d’autrefois avait été bien salutaire. « Le roi, écrivait Chasot de Potsdam (25 décembre 1780), le roi, qui ne s’est point mis à table depuis le 8, m’a fait appeler toutes les après-dînées et ne m’a congédié qu’à huit heures et demie pour se mettre au lit. » Bonnes et franches bavettes qu’on taillait à plein drap dans le passé : quand on en avait fini avec la bataille de Mollwitz, on passait à celle de Collin, puis par quelque agréable transition on arrivait aux belles années de Rheinsberg, et que sais-je? aux galantes médianoches de Berlin chez cette folle de Barbarina, dont la gracieuse image vous sourit encore aujourd’hui dans cette chambre du château royal, à côté du portrait de Chasot. Que d’heureux instans ainsi gagnés sur la goutte et le sombre ennui! Quatre ans plus tard (1er janvier 1784), le roi, envoyant à Chasot ses vœux de nouvel an : « J’espère, lui dit-il, que l’éloignement ne vous empêchera pas de venir me voir cette année, ce qui me fera plaisir. » Et il termine par