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ce trait d’une affectueuse mélancolie : « Si nous ne nous revoyons bientôt, nous ne nous reverrons jamais! »

Ils se revirent pourtant, et à peu de jours de là, car Chasot fit toute diligence pour arriver à Berlin le 24, jour anniversaire de la naissance du roi. Frédéric avait alors soixante-douze ans accomplis, et Chasot soixante-huit. Depuis que les deux amis ne s’étaient vus, les infirmités du roi avaient pris un caractère de plus en plus alarmant. On n’a qu’à consulter les lettres qu’il écrivait vers cette époque pour être édifié sur son état; une entre autres à d’Alembert nous en donne le bulletin détaillé : « A l’égard de ma santé, vous devez présumer naturellement que je me ressens des infirmités de l’âge. Tantôt la goutte, tantôt la sciatique, tantôt quelque fièvre éphémère s’amusent aux dépens de mon existence et me préparent à quitter l’étui usé de mon âme. Il semble que la nature veuille nous dégoûter de la vie par le moyen des infirmités dont elle nous accable sur la fin de nos jours. » Chasot, tout au rebours, conservait la plus triomphante apparence, et sa constitution robuste et inaltérée lui permettait de prolonger sur le tard certaines joviales accoutumances. Aussi par ce côté ne tarda-t-il pas à déplaire. Fût-on trois fois l’ami d’un grand monarque, on doit se bien garder d’avoir l’estomac bon quand il l’a lui-même très mauvais, et Chasot ne se contentait pas de l’avoir bon, il l’avait généreux, commode, excellent, d’une puissance, d’une capacité presque insolentes pour Frédéric, fort adonné de sa personne au goût des plaisirs de la table, et désormais condamné à la plus odieuse abstinence, « Chasot est venu ici de Lubeck, écrit-il au prince Henri (2 février 1784; il ne parle que de mangeaille, de vins de Champagne, du Rhin, de Madère, de Hongrie, etc. » Un roi peut pardonner à son meilleur ami bien des lâchetés et des trahisons, mais il ne lui pardonnera jamais de se mieux porter que lui.

Pendant l’hiver de 1785 à 1786, les forces du roi allèrent toujours s’affaiblissant, et bientôt l’hydropisie se déclara. Une toux sèche, jointe à de violentes angoisses de poitrine, lui ôtait la nuit toute espèce de sommeil. Vinrent les manœuvres du printemps : pour la première fois, il n’y parut pas. Ainsi mai et juin s’écoulèrent dans le travail, les douleurs et les misères d’une organisation qui s’effondre. Vers les premiers jours de juillet, un rayon de mieux se laissant voir, l’envie le prit de faire une promenade sur son fidèle et intrépide cheval blanc : on sella Condé; c’était le 4 juillet 1786. Au bout de trois quarts d’heure, il fallut revenir, livide, épuisé, la sueur froide sur les tempes, et dans un état tel que ceux qui l’assistèrent à sa descente ne retrouvèrent plus en lui un malade, mais un moribond qui venait de courir sa dernière étape. Chaque