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après-midi, on le poussait dans son fauteuil roulant sur la terrasse de Sans-Souci, et là morne, pensif, enveloppé d’une loque militaire, il se chauffait longuement au soleil. Au milieu de cet affaissement général, son œil gardait pourtant encore toute sa lumière, — son grand œil bleu si vigilant, si mobile, si plein d’intelligence, d’électricité, de malice, — propre au commandement et au sarcasme, l’œil d’un général en chef et d’un philosophe dans le sens tout négatif que le XVIIIe siècle donne à ce mot. Sur cette dernière étincelle, la mort n’allait pas tarder à souffler. Le 16 août amena les signes précurseurs de la catastrophe. Dès le matin, lorsque le lieutenant-général de Rohdich, commandant de Potsdam, entra pour prendre le mot d’ordre, il trouva le roi sans mouvement, incapable d’articuler une parole. Toutefois, durant le jour, la conscience revint à l’illustre malade, et vers minuit sa langue parut se délier. Ce n’était qu’un court répit avant l’effort; quelques instans encore, et, le suprême accès se déclarant, Frédéric expirait vers trois heures.

Huit ans plus tôt, le philosophe de Sans-Souci, recevant la nouvelle de la mort de Voltaire, s’empressait de donner une larme pieuse à la mémoire de son ancien chambellan, et dictait à Darget, séance tenante, l’éloge qui fut lu à l’académie de Berlin le 26 novembre 1778. Chasot fit de même lorsqu’il apprit dans sa comfortable retraite de Lubeck la fin de son royal ami. Les premiers pleurs essuyés, l’idée à son tour le prit d’écrire non point, grâce à Dieu, des éloges académiques, mais d’honnêtes mémoires, où revivent tant bien que mal les personnages et les événemens de son temps; c’est à ce métier qu’il employa les onze années pendant lesquelles il lui fut donné de survivre à son gracieux maître, dont, soit dit en passant, il paraît préférer de beaucoup la langue à celle de Saint-Simon, travers d’ailleurs fort concevable chez un Français qui avait passé sa vie à guerroyer sous les drapeaux de la Prusse. Chasot, c’est le matador de ma jeunesse, disait jadis de lui Frédéric, et ce matador de sa jeunesse fut aussi le dernier des Romains, le dernier d’entre les héros de cette garde du corps philosophique dont le roi vécut entouré. Le conquérant de la Silésie en effet ne quittait un camp que pour entrer dans l’autre, et si volontiers on se le représente à la manœuvre, penché sur son grand cheval blanc, dont il tient les rênes de la main droite, tandis que dans les doigts de la gauche il porte à son nez les restes d’une prise dont il vient de renifler la moitié, — impossible de ne pas se le figurer en même temps au milieu de sa table ronde, allant et venant dans ce petit salon de Potsdam, où tant de beaux esprits accouraient de tous les coins du monde. Pour homme de lettres, il l’était d’enfance, et poète aussi, et musicien : resterait à se demander dans quelles con-