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d’avoir confiance en lui-même, et pour ainsi dire de ne pas retenir son souffle. Tous enfin, M. Geibel et M. Heyse comme M. Bodenstedt, je voudrais les voir appliquer à de plus grands sujets cet art du style qu’ils ont si habilement perfectionné. Il y a des gens qui réclament toujours la liberté de pensée à la condition de ne pas en faire usage : à quoi bon avoir délié la langue poétique de l’Allemagne, si cette langue n’a rien à dire? Aimez votre siècle, étudiez-le, vivez de sa vie, soyez de moitié dans ses douleurs et dans ses joies, inspirez-vous enfin de la conscience générale, et bientôt votre gracieux esquif, échoué aujourd’hui sur la rive, sera soulevé par le courant.

La mesure, en toute chose, est difficile à garder. A côté des écrivains qui n’osent pas assez, il y a ceux qui osent trop, ou plutôt qui osent mal. A l’époque où la politique fit irruption dans la poésie, où les stances et les strophes traduisaient les discussions du journal, voilà déjà une vingtaine d’années, un esprit ardent, M. Robert Prutz, était un de ceux qui faisaient le plus de bruit dans ce singulier concert. Il maniait la langue des vers avec une dextérité rare, mais son inspiration sentait la rhétorique, et des voix amies l’invitèrent à ne pas confondre la déclamation et la poésie. On lui conseilla même de se consacrer sans partage à ses travaux d’histoire. C’était un critique en effet, et un critique d’une véritable valeur, instruit, éloquent, préoccupé des questions morales, et enseignant le patriotisme en même temps que l’histoire littéraire de l’Allemagne. Les succès qu’il a obtenus dans sa chaire de l’université de Halle ont montré que l’enseignement et la critique étaient la voie naturelle de son talent. On a de lui des travaux pleins de recherches et d’idées, une histoire de la presse, une série de leçons sur le théâtre allemand, une étude excellente et presque classique sur un des plus curieux épisodes littéraires du XVIIIe siècle; tout récemment enfin, il donnait une traduction du poète danois Holberg avec des études critiques et des notes qui doublent le prix de son travail. Si de temps à autre M. Prutz publiait des contes, des romans, ces accidens-là ne tiraient pas à conséquence, et le public n’y faisait guère attention. Aujourd’hui M. Prutz reparaît avec un recueil de poésies, et ces poésies sont telles qu’il est impossible de les passer sous silence[1]. Si l’auteur a voulu échapper à l’indifférence par le scandale, il n’a que trop bien réussi. Son volume a été, dans les derniers mois de 1858, l’événement littéraire de l’Allemagne. Est-ce donc aux passions politiques que le poète a demandé son succès? Non, certes; à l’âge où il aurait pu chanter l’enthousiasme

  1. Aus der Heimath, Neue Gedichte, von Robert Prutz; 1 vol. Leipzig 1858.