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plus, et ce n’est pas l’auteur tout seul qui est responsable de son œuvre. Quand un homme grave peut écrire de pareils vers, quand il les voit accueillis par la critique avec indulgence et par le public sans trop d’étonnement, ce n’est plus un incident, c’est un symptôme. Les vers de M. Prutz accusent l’engourdissement des esprits. N’y a-t-il donc que le scandale qui puisse ramener aujourd’hui l’attention aux œuvres de la poésie? Ce qui me frappe douloureusement ici, c’est l’imitation d’une certaine littérature parisienne, et si l’imitation est involontaire, le mal est plus grave encore. M. Prutz ne se lassait pas autrefois de rappeler les écrivains aux traditions germaniques : dans ses études sur Voss et Burger comme dans ses leçons sur le théâtre, il enseignait avant tout le culte de la patrie, la fidélité au génie national. Puisqu’il n’hésite pas à se donner un démenti si manifeste, il faut qu’il redoute bien peu la vigilance de l’opinion publique.

Insouciance de l’opinion, insouciance des écrivains, c’est là malheureusement le caractère que je retrouve à chaque pas dans le domaine des lettres proprement dites. Il semble qu’il y ait une rupture entre la société allemande et les écrivains d’imagination. La littérature n’a plus de prise sur la société, la société n’a plus d’action sur ceux qui prétendent la peindre. Aussi point de règle pour l’artiste, point d’avertissemens pour la fantaisie qui s’égare; la littérature, sans principes, sans frein, se laisse aller à la dérive, et s’il paraît une œuvre bien inspirée, on dirait que le hasard l’a produite. Chose étrange et douloureuse, les meilleures poésies allemandes de ces dernières années ont été composées loin de l’Allemagne. Tandis que M. Robert Prutz, en pleine université, au milieu des étudians du nord et du midi, en face de l’Allemagne brune et de l’Allemagne blonde, comme disait, il y a vingt ans, le tribun littéraire Ludolph Wienbarg, — tandis que M. Prutz oublie le monde qui l’entoure et semble rivaliser avec nos romanciers réalistes, — un vrai poète, M. Maurice Hartmann, exilé du pays qu’il honore, compose à Paris un recueil de chants d’où s’exhalent les suaves parfums de sa terre natale. Le livre a pour titre le nom d’une fleur qui croît en toute saison, fleur d’avril, fleur de janvier, et le nom allemand de cette plante, Zeitlose, indique en effet qu’elle est affranchie de l’influence du temps[1]. Le poète a-t-il voulu dire que les fleurs de son imagination défiaient aussi les glaces de l’hiver? L’hiver qu’il brave, c’est l’état présent des lettres germaniques. Malgré l’engourdissement général, il chantera gaiement comme aux heures printanières; gaiement? non. Il y a une tristesse voilée sous la grâce de ses strophes :

  1. Zeitlose. Gedichte, von Mortiz Hartmann; 1 vol. Brunswick 1858.