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l’étendard de Mahomet, on vit apparaître jusque sur les rives du vieil Ister des représentans de la famille éthiopienne. L’horreur que les nègres inspirèrent aux fils du Latium est exprimée avec une singulière énergie dans la dramatique ballade de Kira. Sept bateaux et sept chaloupes sont arrivés dans le port de Braïla. Leur maître est « un Africain noir et hideux, au crâne couvert d’écaillés de poisson[1], aux lèvres rouges et épaisses, aux yeux à fleur de tête et aux dents éraillées. » Cet étrange Othello est frappé de la beauté de Kira, et il lui parle ainsi : « O Kira, Kiraline, fleur de jardin, fée enchanteresse, viens avec moi; je te soignerai tendrement et te donnerai de belles robes lamées d’argent qui dessineront ta jolie taille, et de grandes paftalés (agrafes) de perles fines et de petites paftalés faites d’irmiliks (monnaie turque) d’or. » Kira ayant répondu en riant qu’aucune alliance n’est possible entre les corbeaux et les hirondelles, l’ardeur de ces passions africaines que Shakspeare a si bien exprimées décida le nègre couvert d’écailles à ne rien ménager. Il enleva Kira, la jeta dans un de ses caïques, et se mit à descendre le fleuve pour gagner la Turquie; mais les frères de la jeune Roumaine, les «brigands de Braïla, » gagnèrent le caïque à la nage, précipitèrent l’infidèle dans les flots, et malgré les protestations d’innocence que Kira opposait à leurs reproches, la condamnèrent, comme complice du nègre, au plus cruel supplice. Afin qu’elle pût être changée en négresse, ils décidèrent qu’elle serait brûlée vive. Le poète, après avoir décrit d’une manière vigoureuse la mort tragique de la pauvre Kira, raconte que « les serpens du Danube » jetèrent au vent les cendres de leur sœur en s’écriant : « Ossemens chargés de péchés, poudre des ossemens, puisse la terre vous engloutir à jamais! Puissent les vents vous porter dans un désert nu et sans bornes, par-delà neuf océans immenses et par-delà neuf immenses continens ! » Cette scène lugubre est empreinte de l’âpre génie de l’Ancien Testament, et de l’horreur qu’il inspire pour les races dégradées ou perverties par le paganisme. Moïse comme Samuel, le législateur comme le prophète du peuple élu, auraient approuvé assurément la conduite des frères de Kira. Il suffit de rappeler l’extermination des Chananéens et le supplice d’Agag. Ces opinions ont en Orient de profondes racines. Les purs adorateurs d’Ormuzd avaient une haine incurable pour la race jaune du Touran glacé; les sectateurs du brahmanisme, les Aryas, favorisés du ciel, abhorraient les autochthones barbares de l’Inde primitive; les Israélites se rappelaient que la malédiction de Noé pèse sur la tête des fils de Chanaan.

  1. Cette expression mythologique est destinée à peindre la chevelure crépue, souvent enduite de graisse et luisante, des nègres.