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Dans les piesmas de la Servie, l’amitié paraît plus forte que l’amour même. Ce trait révèle un peuple très susceptible de sacrifier toutes ses divisions et toutes ses convoitises aux nécessités d’une lutte contre l’ennemi commun. Les ballades roumaines prouvent que les habitudes latines l’emporteront toujours dans les principautés unies sur les traditions des autres races. Cependant on retrouve en Roumanie, comme chez les Hellènes et chez les Slaves du sud, les frères d’adoption, les ἀδελφοποιοί (adelphopoioi) des Grecs. Les contes et les ballades font souvent mention des « frères en croix » ou « frères de la croix, » qui contractaient par une cérémonie mystérieuse l’obligation de se sacrifier les uns pour les autres. L’essentiel de cette cérémonie était le mélange du sang, qui s’opérait à l’aide d’incisions en forme de croix pratiquées sur le bras droit. La ballade intitulée Balaurul (le serpent) fait allusion à cet usage. Deux Roumains deviennent frères en croix après la mort d’un monstre, « grand serpent aux écailles vertes, » qui essayait de dévorer un «jeune brave.» L’apparition du dragon, ce symbole par excellence du mal et du péché, et sa défaite après un périlleux combat, n’indiquent-elles pas que les frères en croix se proposaient un but plus élevé que la défense des intérêts individuels ? Pourtant rien n’atteste que chez les Roumains l’esprit d’association ait joué le rôle considérable que lui ont toujours assigné les Grecs. Ceux-ci ont admirablement compris que leur résurrection nationale devait être préparée par une vaste organisation, devenue célèbre sous le nom d’Hétérie Ἑταιρία. Tout porte à croire que, si l’intrépide Ianko avait eu la prévoyance de Rhigas le Libérateur, l’Autriche eût été forcée, après la défaite des Magyars, de faire au « roi des montagnes » et à ses soldats des concessions considérables. Les défenseurs de la Roumanie, toujours pris au dépourvu, ont nécessairement succombé dans l’isolement, et, ne trouvant pas dans les montagnards des Karpathes ces klephtes indomptés spontanément organisés par un énergique esprit d’association, ce pays n’a jamais eu au moment des invasions le noyau d’une armée disposée à braver tous les dangers. Codréan et Boujor étaient des exceptions, et n’avaient pas même, à ce qu’il semble, pris les armes pour échapper à l’oppression, tandis que les klephtes helléniques formaient, comme les haïdouks chez les Serbes, des bataillons indociles si l’on veut, mais d’une intrépidité exceptionnelle, et animés d’une haine héréditaire contre la domination étrangère.

Si la poésie populaire des Roumains est inférieure aux piesmas quand il s’agit de peindre l’amitié, elle leur est fort supérieure toutes les fois qu’il est question de décrire les enivremens de l’amour. Dignes fils de l’ardente Italie, qui a consacré à décrire cette passion la plus grande partie de ses chefs-d’œuvre poétiques, les Roumains