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dans l’épaisseur du mur. L’ex-midshipman venait d’expérimenter pour la seconde fois l’habileté des escrocs de Londres.

Franchissons quelques années. Au seuil de quelqu’un des petits théâtres de Londres erre un homme jeune encore, mais déjà fatigué, de petite taille, les épaules légèrement voûtées, portant les cheveux longs, et volontiers drapé dans un manteau brun. Les habitués des salles Coburg et Surrey, — petites scènes d’outre-Tamise, dont l’infimité trouverait à grand’peine un équivalent parmi les plus humbles de la banlieue parisienne, — connaissent bien ce visage expressif, cette physionomie décidée, cette allure vaillante, ce regard inspiré. On sait qu’il est le poète attitré de l’endroit. On l’a baptisé le petit Shakspeare au manteau de drap[1]. Ce sobriquet à demi bienveillant, à demi railleur, ne blesse aucunement les oreilles de l’homme qu’on désigne ainsi. Au besoin même, s’il cessait d’en sourire, il s’en trouverait honoré, car Shakspeare est son dieu littéraire. Avec la Bible, Shakspeare et Milton, volontiers il se passerait d’autres modèles; c’est d’après ceux-ci qu’il s’est formé, poète d’abord, critique ensuite, vaudevilliste et dramaturge en fin de compte. Et pourquoi s’en étonner? Nous sommes dans la traditionnelle Angleterre, où Milton, Shakspeare et la Bible formeront encore bien des générations d’écrivains.

Ce Shakspeare de faubourg, on l’a reconnu, c’est Douglas Jerrold. Après avoir mis au clou le poignard du midshipman, pressé par l’impérieuse nécessité, il s’était placé, comme apprenti, chez l’imprimeur Sidney. Là, il avait appris quelques-uns des dessous de carte du journalisme : Sidney était propriétaire d’une des feuilles les plus accréditées parmi celles que les sportsmen lisent et consultent[2]. Sidney venant à faillir peu de temps après, Douglas passa dans une autre imprimerie, où s’éditait un recueil hebdomadaire intitulé the Sunday Monitor. Déjà, dans un obscur magazine (Arliss’s Magazine), il avait en cachette glissé quelques sonnets, quelques épigrammes, quelques menus articles, anonymes et gratuits. Un soir, en sortant d’une représentation du Freyschütz, le jeune ouvrier imagina de formuler à son tour un jugement sur ce chef-d’œuvre, et, content de son article, il le glissa furtivement dans la boite du journal. Quelle ne fut pas sa joie le lendemain lorsqu’il reçut de la main même du patron sa propre copie à composer! Une note, également insérée dans le journal, demandait de nouvelles communications à l’auteur du compte-rendu anonyme. Le Rubicon était franchi.

  1. Little Shakspeare in a camlet cloak.
  2. Bell’s Life in London, qui avait emprunté son titre originaire à un roman très connu. Ce journal s’appelait en 1816, alors que Sidney l’imprimait encore : Pierce Egan’s Life in London.