Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/480

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vres. Je ne sais jamais l’heure du jour ni le jour du mois; mais je n’ai pas été toujours ici : je suis allé à Turin, moi aussi, et j’ai été soldat. — Et quand avez-vous été soldat? demanda M. de Collegno avec intérêt. — Oh! il y a longtemps, en 1814, et j’étais canonnier. — Et dans quelle compagnie? — dans la première. — Et qui était votre capitaine? — Oh ! c’était un bon capitaine, celui-là, qui aimait ses soldats! Attendez, je n’ai pas oublié son nom, c’était Collegno. » M. de Collegno ne put dire un mot, tant il était ému, mais il prit la main du vieux soldat et la serra fortement. «Eh bien! reprit-il après un instant, ne le reconnaissez-vous pas, votre capitaine? Il est ici devant vous, mais aujourd’hui il est général. » Le vieux berger se leva aussitôt, mit son bonnet à la main, regarda fixement son vieux capitaine, et fondit en larmes. Puis ces deux hommes se mirent à parler de leurs campagnes et de leur vie d’autrefois. Bientôt cependant les voyageurs durent redescendre la montagne, et le vieux berger, debout sur la porte de sa hutte, les suivait du regard, moitié riant, moitié pleurant, et répétant toujours : « Qui m’aurait dit que j’aurais revu mon vieux capitaine? » M. de Collegno était plus ému d’une telle scène que de tout ce qui pourrait tenter une ambition vulgaire.

Ce n’est rien, je le disais, qu’une vie humaine perdue dans le bruit d’un siècle. Des existences comme celle de Collegno ou de Ferretti ont cependant cet intérêt supérieur, qu’elles contiennent en quelque sorte le problème des destinées de la péninsule. L’Italie est fondée dans ses douloureuses et permanentes protestations contre le joug étranger; elle a le droit de revendiquer à toute heure sa nationalité. N’est-il pas vrai aussi que la guerre, même une guerre heureuse, ne résout que la moitié du problème, et qu’il reste toujours une autre question, celle de savoir comment s’opérera la régénération morale et intérieure de la péninsule? Il y a bien des genres de libéralisme : il en est un, merveilleux inventeur de recettes impossibles et de procédés chimériques d’émancipation; il en est un autre qui consiste dans tout ce qui rectifie les idées, fortifie les caractères, assainit les mœurs, et prépare l’Italie à rester maîtresse d’elle-même après avoir conquis son indépendance. C’est cette autre partie du problème que résolvent des vies comme celle de M. de Collegno, et qu’on ne saurait oublier même dans les heures de crise, surtout dans ces heures, afin que la justice des revendications ne devienne jamais un piège pour cette terre à qui les grands souvenirs n’interdisent pas heureusement les grands espoirs.


CHARLES DE MAZADE.