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faits et des événemens, pourvu qu’elles ne se découragent pas trop vite d’elles-mêmes :

Et nunc historia est quod ratio ante fuit,


a dit Ovide. Oui, l’histoire commence souvent par être une idée. Un rêveur s’avise d’une pensée, il l’exprime, on se moque de lui; utopie et chimère! disent les hommes d’état. Le rêveur recommence à exprimer son idée : monomanie! dit-on. Puis il arrive un jour que l’idée ayant cheminé par je ne sais quelles voies secrètes, elle devient une opinion puissante; l’opinion devient bientôt un fait, le fait devient une loi, et tout le monde alors, direz-vous, s’incline devant le rêveur et le proclame comme un des législateurs du genre humain. Gardez-vous de le croire, et surtout que le rêveur, s’il a quelque bon sens, se garde bien de dire: C’est moi qui ai trouvé tout cela! Qu’il n’aille pas demander un brevet d’invention ; sinon il est perdu; tout le monde le bafouera, tout le monde lui prouvera que ce qu’il a été seul à dire pendant longtemps, tout le monde le sentait et le pensait depuis longtemps. Il y a du vrai dans cette opinion; le rêveur n’a fait que découvrir une idée juste dans la conscience ou dans l’instinct d’un peuple; son mérite est d’avoir exprimé et soutenu cette idée avec une obstination salutaire. Sa vertu ne va pas plus loin, et sa gloire non plus. S’il veut la pousser au-delà, c’est vanité, et elle sera punie. D’ailleurs le public est ainsi fait qu’il n’aime pas que les rêveurs se donnent des airs de législateurs. Qu’ils trouvent les idées qui plus tard deviennent des lois, soit; mais qu’ils ne s’en vantent pas, qu’ils gardent l’anonyme; c’est même la meilleure manière de faire réussir leurs idées. Comme elles n’ont pas de père authentique, tout le monde s’y intéresse, tout le monde s’en fait le parrain et croit être pour quelque chose dans leur fortune. Les théories qui ont un auteur patent et manifeste réussissent rarement.

Autre observation qui revient aux dépêches de sir John Young et à l’article du Quarterly Review : sir John Young n’a fait qu’exprimer ce qu’avait dit avant lui, en 1852, le Quarterly Review. Savait-il ce qu’avait écrit cette reçue? Il est possible que oui; il est possible aussi que non, et que cette idée lui soit arrivée par je ne sais combien d’intermédiaires. Soyez sûr cependant que la théorie de l’abandon volontaire des Iles-Ioniennes portera désormais le nom de sir John Young, quoique le Quarterly Review puisse réclamer la priorité. Le public en effet est encore ainsi fait que lorsqu’une théorie a passé du cercle de la discussion dans le cercle de la législation ou de la diplomatie, il prend volontiers l’introducteur pour l’auteur, et lui en attribue le mérite. Peut-être n’a-t-il pas tout à fait tort. Le rôle