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contre ses futurs serviteurs. « Le duc d’Albe, disait l’empereur dans une lettre confidentielle qui s’est conservée, est le plus habile ministre et le meilleur capitaine que j’aie dans mes états. Consultez-le, surtout pour les affaires militaires, mais ne vous en rapportez pas entièrement à lui sur ce sujet, pas plus que sur tout autre. Ne vous en rapportez à personne qu’à vous-même. Les seigneurs seront trop heureux de capter votre bienveillance, afin de gouverner sous votre nom ; mais si vous vous laissez mener de la sorte, ce sera votre ruine. Le seul soupçon que vous souffrez qu’on prenne de l’influence sur vous vous ferait un tort immense. Servez-vous de tous, mais ne comptez sur aucun absolument. » Tels furent les conseils, que Philippe reçut à dix-sept ans (1543), lorsque Charles lui confia la régence d’Espagne; il ne les oublia jamais.

M. Prescott, après avoir fait un portrait fidèle et très impartial de Philippe II, en résume les traits principaux, et conclut en le présentant comme le type complet du caractère espagnol. Pour moi, qui ne connais pas de personnage plus haïssable que Philippe II, ni de nation que j’estime plus que le peuple espagnol, je ne puis laisser passer sans commentaire la conclusion de M. Prescott. Au fond, nous sommes assez près de nous entendre. A mon sentiment, le caractère d’un peuple ne consiste pas dans les préjugés qu’il doit à des circonstances fortuites, pas plus que le caractère d’un homme ne doit se confondre avec l’éducation qu’il a reçue. Philippe, sans conteste, représentait tous les préjugés des Espagnols au XVIe siècle, mais il n’avait pas leurs vertus nationales; la noblesse des sentimens, la générosité, l’esprit chevaleresque, ne trouvaient aucune place dans son cœur desséché. On s’explique facilement l’intolérance religieuse des Castillans. Un peuple qui a passé sept siècles sous les armes à reconquérir pied à pied son territoire envahi, à défendre sa religion opprimée par les barbares, qui a trouvé dans sa foi seule la force de résister et de vaincre, n’est que trop enclin à confondre dans une même haine les adversaires de sa religion avec les ennemis du pays. Assurément le fanatisme des Espagnols au XVIe siècle est aussi excusable que le patriotisme exclusif des Romains ou des Grecs. L’amour de la patrie a toujours ses violences, et pour les Espagnols, patrie et religion avaient eu longtemps la même signification. M. Prescott a dit que les auto-da-fé furent la légitime conséquence des longues guerres des chrétiens contre les musulmans ; ce mot est une distraction sans nul doute, et son Histoire de Ferdinand et Isabelle le dément ou l’explique. Lorsque Isabelle fonda l’inquisition dans ses états, le peuple de Castille se méprit sur le but de cet abominable tribunal. D’abord il n’y vit qu’une suite naturelle de la guerre qu’il venait de faire à des ennemis achar-