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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/589

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ment de la Providence, et ses passions haineuses lui semblaient des voix d’en haut.

Comme on ne prête qu’aux riches, les contemporains de Montigny, qui avaient dû croire à sa mort naturelle, se dédommagèrent en faisant honneur à Philippe II de la mort violente de don Carlos son fils. M. Prescott, après avoir étudié ce grand problème historique avec le soin le plus scrupuleux, n’a pas trouvé de preuves suffisantes pour prononcer un verdict de meurtre contre le monarque, comme dans l’affaire de Montigny ; mais il laisse voir des soupçons terribles qui, de la part d’un écrivain d’ordinaire si plein d’impartialité et de circonspection, ressemblent fort à une conviction morale. Quant à moi, je ne connais sur la mort de don Carlos d’autres documens que ceux dont M. Prescott a fait usage, et cependant mes conclusions seraient toutes différentes. Il me semble que l’historien américain ne s’est pas assez complètement dégagé des idées de son pays et de notre temps pour examiner les pièces de cet étrange procès, et que contre son habitude il a tiré des inductions un peu trop hardies de quelques passages qui se prêtent à une interprétation beaucoup plus naturelle et moins tragique. J’essaierai d’exposer ici le petit nombre de faits bien avérés sur lesquels on peut fonder un jugement. Je présenterai en la discutant l’opinion à laquelle M. Prescott paraît donner la préférence, et le lecteur décidera.

Les poètes et les romanciers se sont tellement exercés sur le personnage de don Carlos, qu’ils ont à peu près complètement fait oublier les témoignages des contemporains sur le caractère de ce prince. Il importe de les rappeler, et d’abord je citerai Branthôme, observateur toujours curieux et d’ordinaire exact, témoin désintéressé, et trop avide de scandale pour nous cacher les découvertes qu’il aura pu faire en ce genre. Il séjourna quelque temps à la cour d’Espagne en 1564, c’est-à-dire un peu plus de trois ans avant la catastrophe que nous aurons à raconter. « Don Carlos, dit-il, étoit fort nastre, estrange, et avoit plusieurs humeurs bigarrées. » Nastre est un mot encore usité dans le Périgord dans le sens de sournois, mauvais garnement. Les humeurs bigarrées, c’était, je pense, un terme du langage courtisanesque qu’il n’est pas trop facile de comprendre aujourd’hui; cependant la suite du portrait fait voir que Branthôme croyait que la tête de son altesse était un peu dérangée. Les ambassadeurs vénitiens, qui avaient mission, comme on sait, d’étudier le caractère des princes et d’en entretenir le conseil de la république, écrivaient à leur gouvernement qu’il annonçait une cruauté précoce, et, entre autres preuves qu’ils en donnent, ils rapportent qu’un de ses amusemens était de faire rôtir des lièvres tout vivans. Ce trait de gentillesse n’annonce pas des dispositions pour