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Au moment où j’achevais cette analyse d’un épisode du grand ouvrage de M. Prescott, un journal m’apprend qu’il vient de mourir subitement à Boston, dans un âge où l’on pouvait espérer de lui de nombreux et d’utiles travaux. J’ignore s’il a pu terminer la tâche qu’il avait entreprise, et pour laquelle il s’était si consciencieusement préparé. Peu d’historiens ont apporté dans la rédaction de leurs ouvrages de si louables scrupules. Loin de partir d’un système trouvé à priori pour y plier les faits qu’il avait à raconter, M. Prescott croyait que rassembler tous les documens existans, les classer, les épurer par une critique sévère était le premier devoir de l’historien, et que tous ses efforts devaient tendre à la découverte de la vérité. De même qu’Augustin Thierry, il a surmonté par la force de sa volonté les obstacles, presque invincibles, qui semblaient devoir lui interdire les recherches de l’historien. Il était encore au collège lorsqu’un accident lui fit perdre l’usage d’un œil et affaiblit l’autre au point de lui rendre toute lecture prolongée excessivement pénible et dangereuse. En exerçant sa mémoire, il parvint à lui donner une puissance extraordinaire, et l’on assure qu’il citait au bout de plusieurs années presque textuellement des passages que son secrétaire ne lui avait lus qu’une fois. Sa vie était admirablement réglée. Pour ménager sa vue, il ne lisait jamais plus de deux heures par jour. Il composait en marchant ou en montant à cheval, et dictait ses ouvrages ou bien les écrivait lui-même au moyen d’une machine à l’usage des aveugles. Pas un moment n’était perdu pour l’étude. Esprit juste et droit, il avait horreur du paradoxe. Jamais il ne s’y laissa entraîner, et souvent, pour réfuter les assertions les plus audacieuses, il se condamnait à de longues investigations. Sa critique, à la fois pleine de bon sens et de finesse, ne se trompe jamais sur le choix des documens, et son discernement est aussi remarquable que sa bonne foi. Si l’on peut lui reprocher d’hésiter souvent, même après un long examen, à porter un jugement définitif, il faut reconnaître qu’il n’a rien négligé pour le préparer, et que l’auteur, peut-être trop timide à conclure, laisse toujours son lecteur assez instruit pour n’avoir plus besoin de guide.


PROSPER MÉRIMÉE.